BUREAU OF PUBLIC SECRETS


 


Un groupe radical à Hong-Kong


La communication entre les révolutionnaires des deux côtés du rideau de fer est l’une des tâches les plus essentielles et les plus difficiles du mouvement révolutionnaire moderne. Une contribution précieuse à cette rencontre naissante a été faite par les “70”, un groupe libertaire de Hong-Kong qui s’oppose à la fois au capitalisme occidental et à la bureaucratie capitaliste d’État chinoise, et qui est en relation avec plusieurs révolutionnaires antibureaucrates échappés de Chine. Au cours des trois dernières années ce groupe a publié une petite revue, Minus, qui traite des luttes en Chine et à Hong-Kong, et a édité deux livres: The Revolution Is Dead, Long Live the Revolution (anthologie d’articles en anglais sur la dite Révolution culturelle) et Revelations That Move the Earth to Tears (collection en chinois de contes, poèmes et essais passés en contrebande de la Chine).

En parlant ici des “70”, je veux dire également les gens qui, bien qu’ils ne soient pas formellement membres du groupe, ont une relation suivie avec ses projets, et qui peuvent tous être contactés par la librairie “1984” (180 Lockhart Road, Wanchai, Hong Kong) [adresse maintenant périmée].

Les camarades des 70 n’ont que partiellement développé une définition claire d’eux-mêmes et de leur activité. À ses débuts, il y a plusieurs années, leur revue en langue chinoise adoptait la présentation propre aux journaux alternatifs, avec importations de curiosités contre-culturelles déjà généralement démodées en Occident. Le premier numéro de Minus comportait cet avertissement vieillot: “N’oubliez pas que la presse alternative est la seule source d’informations à laquelle vous pouvez vous fier.” Il suffit de rappeler pendant combien de temps tant de journaux alternatifs ont glorifié le régime maoïste sans la moindre critique, ou comment ils ont minimisé et falsifié la révolte de Mai 1968 et ont supprimé toute mention au soulèvement ouvrier de 1970 en Pologne, parce que leur étroite conscience guévariste-tiersmondiste les rendait complètement incapables de comprendre de telles luttes. La plupart des premiers journaux alternatifs se sont écroulés à la suite de la reconnaissance générale de leurs confusions et illusions, ou bien ils ont dégénéré en revendeurs franchement réformistes de la culture alternative. Minus a bientôt abandonné son caractère de presse alternative, bien qu’il soit toujours membre du “Syndicat de la presse underground”.

Le manque d’une auto-définition précise des 70 encourage les travers habituels aux “groupes d’affinité” mal définis. Les non-participants avancent sans effort dans le sillage des projets de ceux qui font preuve de plus d’initiative ou qui semblent avoir plus d’expérience. Les différences internes sont rarement exposées pratiquement et publiquement. Les idées indépendantes, au lieu de mener à des projets indépendants, sont réduites au plus petit dénominateur commun et se perdent dans les actions communes, ce qui mène à l’ennui ou à la démission. La tolérance tous azimuts des 70s émousse le tranchant de leurs efforts. Par exemple, ils ont accordé un interview au journal français Libération, escamoteur notoire des critiques du maoïsme, le laissant ainsi libre de déformer leurs positions tout en renforçant son image de journal objectif qui “présente tous les points de vue”. Ils courent le risque (surtout ceux qui se sont échappés de Chine) d’être engloutis dans le rôle spectaculaire de révolutionnaires exotiques, admirés parce qu’ils ne représentent aucun défi. Ce risque s’aggrave par le manque de clarté sur leur fonctionnement interne, sur leurs diverses tendances et ruptures, sur leurs expériences antérieures et les conclusions qu’ils en ont tirées. Une grande partie de leur correspondance consiste en lettres d’admirateurs n’apportant aucune critique (ni ne s’attendant à en recevoir), juste en quête d’un “dialogue” se résumant à d’interminables banalités ultra-gauchistes réchauffées.

Le manque de clarté des camarades des 70 sur leur propre pratique renforce leur manque de clarté sur la pratique du mouvement révolutionnaire chinois. Leurs publications ont présenté des informations précieuses sur les événements et la vie en Chine (Ombres chinoises de Simon Leys expose combien sont farces les comptes-rendus des visiteurs en Chine qui avalent naïvement les informations qu’on leur prodigue au cours de ces voyages rigoureusement organisés); mais ils ont rarement traité des problèmes tactiques. Ils ont rendu compte de luttes contre la bureaucratie, mais sans analyser les erreurs et les échecs de ces luttes pour suggérer comment elles pourraient être différentes la prochaine fois.

L’imprécision théorique des 70 se réflète dans l’éclectisme de The Revolution Is Dead. Même en laissant de côté les trois articles écrits à partir de perspectives léninistes, dont les analyses sont explicitement rejetées par les 70, plusieurs des articles contiennent des formulations douteuses qui ne sont pas critiquées. Les “Thèses sur la révolution chinoise” de Cajo Brendel sont déterministes et réductrices. Sa comparaison fastidieuse des partis communistes chinois et russe renforce l’idée de l’inéluctabilité du régime bureaucratique. Brendel échoue à formuler les choix, les contradictions qui se rapportent aux possibilités révolutionnaires. Il minimise le grand soulèvement de Shanghaï de 1927 (voir La tragédie de la révolution chinoise de Harold Isaacs) et réduit son écrasement à un caprice de Chiang Kai-shek: d’après Brendel, il l’aurait écrasé “non par crainte d’une variante prolétarienne de la révolution, mais par mépris du jacobinisme” (thèse 22). Et il ne voit rien d’autre pendant les années 60 qu’un conflit entre la “nouvelle classe” (les bureaucrates-administrateurs) et les bureaucrates ultra-conservateurs du Parti, conflit où “la victoire finale de la ‘nouvelle classe’ sur le Parti est la seule perspective logique” (thèse 60). Les grandes révoltes armées déclenchées par la “Révolution culturelle”, et qui ont débordé les deux factions bureaucratiques, ne sont mentionnées qu’une seule fois, comme “détails”: “On ne peut accorder tous les détails avec cette structure analytique” (thèse 58). Une “structure analytique” dans laquelle le prolétariat ne peut jouer aucun rôle sauf celui d’instrument de telle ou telle classe dirigeante, ou d’un “détail”, est une étrange perspective pour un soi-disant communiste libertaire.

Tout comme trop d’autres commentateurs sur la Chine, K.C. Kwok prend trop au sérieux la rhétorique des bureaucrates, en acceptant leurs définitions des questions et en essayant de suivre les “lignes” continuellement changeantes pour comprendre qui est à “gauche” ou à “droite”. Son article “Rien n’est changé malgré tant de bruit” est un fatras confus provenant de sa tentative de mélanger d’importants emprunts mal digérés du “Point d’explosion de l’idéologie en Chine” de l’Internationale Situationniste (texte qui est également inclus dans le livre) avec “Où va la Chine?” de Shengwulian. “Où va la Chine?” et “À propos de la démocratie et de la légalité sous le socialisme” de Li Yizhe sont tous les deux des expressions importantes du développement, sous des conditions extrêmement difficiles, d’une critique indigène de la bureaucratie chinoise (à cet égard, ils peuvent être comparés à la “Lettre ouverte au Parti ouvrier polonais” de Kuron et Modzelewski). Néanmoins, leurs analyses sont déformées sérieusement par leur tentative de formuler un programme radical contre la bureaucratie tout en citant la faction de Mao comme un pilier de la révolution. Interprétés au pied de la lettre, ces articles ne sont que l’expression des contradictions absurdes de l’idéologie maoïste poussée à son point d’explosion. Cependant, dans une grande mesure les auteurs exploitaient sciemment ces contradictions. L’article de Li, à l’origine une affiche énorme, a pu rester sur les murs de Canton pendant tout un mois parce que les fonctionnaires locaux ne pouvaient jamais être sûrs qu’il ne s’agissait d’une attaque de plus, télécommandée par le gouvernement, contre les “révisionnistes”; et quand ce texte a été enfin condamné, et certains passages qualifiés de “spécialement réactionnaires”, Li a pu démontrer qu’ils étaient des citations exactes de Mao.

(À la suite de leurs écrits, les auteurs de ces deux textes [Shengwulian (Yang Hsi-kwang) et Li Yizhe] ont été envoyés au bagne. Les 70 mènent actuellement une campagne internationale pour les libérer, ainsi que ceux qui ont été emprisonnés pendant l’émeute de Tiananmen.)

“Le Crépuscule de la rationalité” de Yu Shuet et les deux articles de Wu Man contiennent des renseignements et des éclaircissements précieux, mais en maints endroits les analyses de ces auteurs se font vagues et idéologiques. Par exemple, Wu critique Mao parce qu’il “n’a pas interprété le marxisme comme un humanisme pour tenter d’en conserver les meilleures qualités, mais l’a interprété comme une méthode dialectique qui serait un outil pour la lutte”. Mais en fait la méthode dialectique de Marx est souvent un outil utile pour la lutte. Le problème provient de l’appel à une autorité impliquée dans une “interprétation” exégétique, qu’elle soit maoïste ou “humaniste”. Et Yu dit que “dans le passé, les chefs des révolutions ont négligé la valeur de l’individu”. Mais cette constatation n’a rien à voir avec la révolution actuelle: quand les gens éliminent tout pouvoir extérieur au-dessus d’eux, peu importe si quelqu’un “néglige la valeur de l’individu”, parce qu’il n’est pas en position d’en faire quelque chose. Bien sûr, il est naturel que, au coeur de la réalité brutale du stalinisme, où même les valeurs humaines les plus modestes sont mutilées au point de ne plus se concevoir autrement que comme des idéaux vagues et lointains, les gens s’y raccrochent désespérément. Comme le remarque Wu, “l’autel des grands idéaux” qu’on trouve dans les poèmes et les contes de Revelations That Move the Earth to Tears “est un refuge provisoire que ces auteurs ont créé pour s’abriter”. Mais tant que les aspirations radicales restent “idéales” — c’est-à-dire tant qu’elles restent spectaculaires, séparées de la vie et “au-dessus” d’elle, exprimées par une élite de spécialistes artistiques, idéologiques ou religieux —, cette dichotomie erronée entre “réel” et “idéal” renforce implicitement la bureaucratie en lui reconnaissant un certain “réalisme”. De la même façon, la référence de Yu à “la rationalité” est trop ambiguë. Si la bureaucratie se réfère à un rationalisme vulgaire, cela ne masque guère l’irrationalité délirante au coeur du stalinisme, le besoin qu’a la bureaucratie de fausser tous les aspects de la vie pour dissimuler le grand mensonge qui est à sa source même.

BUREAU OF PUBLIC SECRETS
Octobre 1978

 


Version française de A Radical Group in Hong Kong. Traduit de l’américain par Ken Knabb et des amis français. Reproduit dans Secrets Publics: Escarmouches choisies de Ken Knabb (Éditions Sulliver).

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