BUREAU OF PUBLIC SECRETS


 

 

Remarques sur le groupe Contradiction
et son échec

 

“Maintenant (...) le récit ne se disperse plus indéfiniment comme la réalité banale; bien plus, il s’organise lui-même. Le principe d’organisation est cet aspect qui restait secret dans la réalité. Auparavant, la réalité était indéfinie et errante parce que ce principe n’y était pas remarqué; à présent où il lui est permis d’accaparer l’attention, tout trouve sa place. (...) En racontant cette histoire, l’auteur se libère lui-même d’une certaine phase de sa vie. (...) Il est évident qu’une défaillance du rapport flexible entre l’imagination et la réalité a une importance générale, bien au-delà des cas d’inhibition spécifiques à l’écriture.”  (Paul Goodman, À propos des blocages d’un écrivain)

“Mais à quoi travaillez-vous donc?” demanda-t-on à Herr Keuner.
“J’ai énormément de soucis, je prépare ma prochaine erreur.”
(Bertolt Brecht, Anecdotes sur Herr Keuner)

 

En septembre 1972 le groupe Contradiction dont j’étais membre s’est dissout. Ce groupe, jugé sur les objectifs qu’il s’était fixés, avait échoué.


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“L’auteur est parti pour raconter l’histoire véritable quand soudain il se dit — Oh, je vois, je me souviens, mais si je raconte
ceci et tente de l’unifier dramatiquement, j’aurai à mentionner cela. Mais ce résultat-là, je ne l’avais pas prévu!”  (Paul Goodman, Op. cit.)


L’histoire du groupe Contradiction ne peut être séparée de l’histoire de ce dont il avait entrepris la critique: le “Mouvement” et la “Contre-Culture” aux États-Unis. Les ambiguïtés de ces deux entités, à la fois réelles et spectaculaires, se sont traduites par les impasses dans lesquelles nous nous sommes enfermés, dans notre affrontement pendant une année avec ce projet. Le fait que nous ayons accepté ces notions telles quelles, quand bien même pour en entreprendre la critique, peut mesurer notre propre incompréhension de la société moderne et de notre place dans celle-ci.

Il nous est arrivé d’être de vrais récupérateurs là-même où nous cherchions à dénoncer la récupération. Des actes spontanés très divers et souvent admirables, comme de petits groupes de discussion ou des refus pratiques des rôles sexuels, pouvaient par exemple se trouver dans nos écrits regroupés avec les plus cyniques manipulations staliniennes sous la catégorie “libération des femmes”; et cette catégorie se trouvait ramenée à son tour au contexte assez inapproprié de la dynamique interne du “Mouvement”, comme étant par exemple l’un de ses rejetons vaguement radical. Ceci, par contrecoup, attribuait aux petites organisations gauchistes une influence qu’elles en étaient seulement à souhaiter obtenir. L’organisation de notre critique apparaît rétrospectivement comme une continuelle tentative pour démêler ce que nous avions commencé par emberlificoter. Nous nous sommes vraiment englués dans ce processus! Chacun des problèmes auxquels nous nous heurtions (et nous étions du reste assez lucides pour en reconnaître la multitude) se trouvait superficiellement résolu par une révision ou une extension de notre projet original dont la forme même était en fait la source centrale de nos difficultés.

Nous étions devenus les victimes de notre propre projet, dont la conclusion indéfiniment reportée dans le futur nous faisait perdre de vue notre engagement dans des tâches d’une bien plus grande importance et d’un plus haut intérêt pour nous. Nous en arrivions à fétichiser les fétiches que nous avions voulu démystifier. C’est la réalité même qui nous a finalement contraints à l’abandon du projet: quand le “Mouvement” lui-même sut qu’il était mort. (Voir la tonne d’analyses sur “ce qui allait de travers” par lesquelles ses vieux partisans tentaient une respiration artificielle dans la période 1971-72.) Il ne restait plus rien à faire, hormis une autopsie plus sérieuse; pour nous c’en était trop. Nous avons préparé une sélection de nos “manuscrits culturels et politiques de 1971” les plus substantiels pour les distribuer aux proches camarades, et nous avons abandonné le projet (et notre “revue”) au commencement de 1972.

(Quelques exemplaires de ces écrits se sont trouvés dans les mains de lecteurs peu exigeants, qui les ont distribués, et qui même ont manifesté leur intention de les reproduire. Aucune publication de ces articles sous cette forme inachevée n’a été projetée par Contradiction.)

Nos écrits étaient bons pour montrer l’évolution et les contradictions internes des Yippies, des Weathermen(1) et des collectifs politiques; pour examiner les formes spécifiques de la misère de la vie hippie, etc. Mais notre tentative pour replacer ces phénomènes dans le contexte de la société globale — c’est-à-dire dans le contexte de l’opposition à cette société — était simpliste, artificielle, anhistorique ou inexistante. En réalité, nous n’avons pas entièrement compris la réalité du hippie ou de l’étudiant gauchiste parce que nous étions nous-mêmes trop impliqués dans cette réalité. Nous pouvions analyser l’absurdité de différentes idées ou comportements, mais nous ne savions pas pourquoi de telles idées et comportements avaient pu apparaître.

Dans nos analyses nous avons attribué aux hippies de nombreux comportements et illusions qui appartiennent en fait à une sphère sociale plus large, mais néanmoins déterminée. De sorte que nous avons parfois accepté le point de vue spectaculaire qui montre les hippies (bien que nous critiquions le contenu de leurs “innovations”) comme une avant-garde culturelle qui, seulement par la suite, aurait été suivie et imitée d’une manière diluée par la société entière. En réalité, c’est plutôt une certaine sphère sociale qui a produit certaines idées et certains comportements, et c’est seulement une partie de cette sphère — les hippies — qui a exprimé sous la forme la plus élaborée et la plus visible ces idées et comportements de l’incertitude. “S’accepter soi-même”, “expérimenter la réalité” passivement, “se laisser dériver avec le cours des choses”, voilà qui ne représente rien d’autre que l’idéologie consommatrice dans cette couche sociale. Ainsi, quand un petit fonctionnaire ou mercenaire du spectacle adopte les idées et comportements hippies, ce n’est pas que ces idées et comportements aient été galvaudés, c’est qu’ils y ont retrouvé leur origine. Cette couche sociale un peu informe comprend notamment les producteurs directs et les agents de la falsification sociale — designers, professeurs, conseillers divers, artistes, psychologues — qui assurément sont bien placés pour connaître la “perte de la communication”. (Tandis que par contraste le travailleur, producteur direct des marchandises, doit être embrigadé dans des “groupes de rencontres”, qui essayent vainement d’instiller un “sens de la communauté” dans les secteurs du travail moins compromettants. Le travailleur préfère regarder les sports et les feuilletons plutôt que d’absorber humblement les restes culturels réchauffés. Comme pour l’alcool, il préfère son aliénation pure.) C’est cette même couche sociale qui se tourmente pour ne consommer que des produits de “qualité”. En ce sens, le hippie est réellement un scout d’avant-garde dans la mesure où il aide à déterrer et à faire découvrir les produits qui possèdent une telle “qualité”, des aliments organiques [biologiques] aux illusions organiques. Lorsqu’il essaie de produire lui-même et de commercialiser de telles marchandises d’une manière qui veut éviter les tracas du “système”, il ne fait que redécouvrir la logique des ligues de métiers; avec cette différence cependant que la surabondance de cette sorte de pseudo-créations ramène rapidement ses prix à des cours pitoyables et le plonge dans une insécurité bien plus grande que ses prédécesseurs médiévaux; dont il ne lui reste que les illusions, sept siècles trop tard. “On trouve encore chez les artisans du Moyen-Âge un intérêt pour leur travail particulier et pour l’habileté dans ce travail qui peut s’élever jusqu’à un certain sens artistique étroit. Et c’est aussi pourquoi chaque artisan du Moyen-Âge se donnait tout entier à son travail; il était à son égard dans un rapport d’asservissement sentimental et lui était beaucoup plus subordonné que le travailleur moderne à qui son travail est indifférent” (L’Idéologie allemande).

Revenons à notre “couche”. (Je dois relever ici l’imprécision de mon analyse, qui seulement en partie est imputable à la nature imprécise de cette couche. Le secteur, ou les secteurs, de la société auquel je me réfère n’appartient à proprement parler ni au prolétariat classique, ni à la classe dominante — bourgeoisie, grands bureaucrates, technocrates, etc. Mais il existe entre ces deux classes un certain nombre de stratifications qui peuvent être différenciées non seulement par leur place dans le système de production, mais également par leurs diverses illusions et aspirations sociales. Évidemment, ma “couche” ne comprend pas toutes ces stratifications.) La lutte contre la “déshumanisation” ou pour un “contrôle sur les décisions qui affectent la vie des individus” constitue la réaction confuse de cette couche sociale qui ressent intensément son aliénation et son impuissance, mais qui, à cause de sa position sociale ambiguë, est portée à s’exprimer d’une manière continuellement hésitante, qui sans cesse se contredit. L’étudiant “radical” qui est généralement destiné à occuper une place dans cette sphère sociale, mais qui peut complaisamment laisser provisoirement libre cours à ses propres confusions, exprime ces aspirations sous une forme plus idéologique et plus caricaturale; réclamant par exemple le “contrôle collectif” de tel ou tel aspect de l’aliénation, garni avec les fragments d’un gauchisme depuis longtemps démodé. Mais pour l’essentiel, ce gauchisme est un réflexe, une réponse sans imagination aux contradictions auxquelles il ne peut plus échapper. (Exactement comme le hippie qui, lui, ajoute aux mystifications modernes toutes les anciennes — astrologie, bouddhisme, etc. — et recherche dans sa quête sans fin quelque chose qui pourrait enfin combler la promesse qui justement s’est trouvée déçue dans chacun de ses “trips” précédents.)

La nature superficielle de toutes ces fantaisies apparaît lorsqu’on remarque avec quelle facilité les Weathermen rejoignent l’idylle du hippie champêtre, ou comment les Yippies se transforment en électeurs enthousiastes. Ce que le “Mouvement” se représentait comme ses buts est moins important que qui le composait. Il ne s’est pas écroulé à cause de ce qu’on a dit aux cadets guévaristes sur Cronstadt et, pas plus, par la récupération de la “culture hippie”. Toutes ces visions apocalyptiques ont trouvé leur réalisation authentique dans les boutiques et les religions; souvent dans une combinaison des deux! En des lieux comme la Baie de San Francisco où tous les pseudo-conflits les plus archaïques sont démodés, on peut voir se rassembler tout ce qui en fait n’a jamais été séparé; un dessinateur publiciste se laisse pousser les cheveux, rejoint un “groupe de rencontres”, rêve de “tout laisser tomber” pour aller à la campagne; tandis qu’un adolescent dégoûté, las de chercher à se débarrasser de ses “comportements bourgeois” (c’est-à-dire de sa subjectivité) dans un groupuscule maoïste, ou fatigué par la misère d’une commune rurale, revient fonder une boutique “au service du peuple”, ou entreprend un trafic pour la “prise de conscience” de telle ou telle banalité réifiée en s’associant à un média “alternatif”; ou enfin, il prend la direction d’un “groupe de rencontres”. Les “be-ins” des masses passives, pas plus que tous les “happenings”; l’ “engagement” ritualisé des militants pour toutes les causes sauf la leur, pas plus que les sabotages spectaculaires de quelques guérillas suicidaires, n’ont été capables de mettre une ville sens dessus-dessous, comme les travailleurs de Pittsburg le firent en un seul jour, en octobre 1971, parce que leur ville venait de gagner le championnat national de base-ball.

En aucune manière, je ne veux prétendre que toutes ces luttes qui ont constitué le “Mouvement” — ou même toutes celles qui ont pensé y appartenir en s’identifiant à ce label spectaculaire — ont été de pures fictions, des fantaisies purement passagères. Tandis que l’essentiel de “l’opposition” à la guerre du Vietnam, pour ne prendre que ce seul exemple, se réduisait au spectacle rassis de l’humanisme outragé et à la “protestation” impuissante, ou encore, se tenait dans l’optique de recrutements politiques, de nombreux individus purent accomplir des actes admirables: en rendant publiques des informations censurées ou en diffusant des moyens pour baiser la conscription militaire; ou encore, par la désertion, le fragging(2), etc., à l’intérieur même de l’armée. Tandis que de l’autre côté, quelques petits groupes gauchistes eurent aussi leur efficacité, minime mais néanmoins concrète sur la société moderne; ils furent réellement à l’ “avant-garde”, mais non dans le sens où ils le pensent. Ils jouèrent le rôle d’un mécanisme d’alarme et d’inspirateurs involontaires pour un capitalisme bureaucratique qui n’est pas toujours capable de voir lui-même les réformes nécessaires pour continuer à fonctionner. Beaucoup de ces réformes (si on enlève les exagérations idéologiques) sont d’ores et déjà fermement appliquées, comme par exemple, les programmes universitaires de Culture Noire; d’autres sont sans nul doute sur le point de l’être, une fois qu’on les aura dépouillées de quelques chicots (comme par exemple le “contrôle communautaire” de la police). Quelques-uns de ces pacificateurs à leur insu reçurent des balles pour leurs services. D’autres y trouvèrent leur place véritable et entrèrent dans les affaires comme courtiers de la “survie du peuple”.

De la même manière, les phénomènes “hippies” ne sont pas tous tout à fait méprisables. Ce label, qui dénote ordinairement de profondes illusions à propos de la communauté et une communauté de profondes illusions, prend sous son aile quelques ruptures réelles avec le mode de vie dominant, et quelques expériences réelles vers une communauté sans illusions. Que les individus qui ont participé à ces expériences arrivent à sortir des marécages du hippisme, cela va précisément dépendre de leur habileté de ressortir sur eux, c’est-à-dire qu’il va leur falloir faire basculer ouvertement toute leur superstructure idéologico-religieuse; et à cette condition, c’est la véritable authenticité de leurs expériences, associée à la compréhension de ce qui en elles était vivant et était mort, qui les portera inévitablement vers des activités d’une radicalité toujours plus rigoureuse.


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“J’ai cité la prompte critique des erreurs des pro-situs, non pour dire qu’elle n’est pas en elle-même justifiée, mais pour rappeler que les pro-situs ne sont pas notre référence principale (pas plus qu’I.C.O. ou les bureaucrates gauchistes). Notre référence principale, c’est nous-mêmes, c’est
notre propre opération. Le sous-développement de la critique interne dans l’I.S. signifie nettement, en même temps qu’il le favorise, le sous-développement de notre action (théorico-pratique).”  (Guy Debord, Remarques sur l’I.S. aujourd’hui (document interne de l’I.S., juillet 1970))


L’incapacité pour Contradiction de comprendre sa propre histoire fut en partie héritée de son incapacité à comprendre d’une manière cohérente sa préhistoire, à l’époque de la formation du groupe. La plupart des futurs membres de Contradiction se sont rencontrés, à la fin de 1970, principalement sur un consensus critique à propos de leurs activités respectives passées. La plupart venaient des groupes quasi-situationnistes récemment désagrégés: le Conseil pour l’Éruption du Merveilleux et le groupe “1044”. Le fait que nous ayons été capables d’exprimer ces critiques entre nous ou à des individus çà et là, n’est pas plus remarquable que le fait que quelques-uns des membres les plus forts de Contradiction écrivirent des textes qui étaient publiables, mais qui, dépendant de la parution de la revue, furent ajournés au-delà du moment de leur opportunité ou de leur intérêt. Nous n’avons pas su faire un compte-rendu collectif et public sur nous-mêmes, sur notre activité collective et publique antérieure. (La seule exception significative fut notre distribution de Critique de “Sur le maniement du scalpel subversif” par l’un de ses auteurs avec en appendice: Ce que la subversion est en réalité par un certain “Friedrich Engels” du groupe “1044”. Ces textes étaient adressés a ceux qui avaient lu Sur le maniement du scalpel subversif du C.E.M.) Ainsi, nous nous sommes passablement englués dans les séquelles de notre passé, pour avoir corrigé d’une manière trop peu méthodique l’assortiment de fantaisies que nous avions si activement disséminées durant l’année 1970 (une conception du détournement irrationaliste et confusionniste, l’opposition manichéenne entre la “cohérence” et l’ “incohérence” de l’organisation et de l’activité, le fétichisme du “Ne-travaillez-jamais!”, le fétichisme du communautaire, etc.), et qui restaient normalement liées dans l’esprit de beaucoup de gens à nos positions et à nos projets plus intelligents et plus récents.

L’édition de De la misère en milieu étudiant par le C.E.M. contenait, d’une part des éléments rajoutés (qui allaient de la simple inadéquation au mysticisme) et d’autre part des omissions, sans que ces altérations à l’égard du texte original de cette brochure aient été mentionnées. Par ailleurs, Émeute et représentation: le sens de l’émeute des Chicanos par le groupe “1044” reproduisait, entre autres choses, d’une manière trop simpliste les remarques de l’I.S. à propos de Watts; le pillage et la violence anti-policière ont eu une signification différente pour les Chicanos(3) parce que ces actes participaient à une idéologie, pesante et spectaculaire, de la violence et du Tiers-Monde, apparue dans les cinq années écoulées depuis Watts. Cette brochure était signée “Herbert Marcuse”. Si cela était susceptible d’élargir l’audience du texte, tout en en réduisant sa qualité (il fut réimprimé par le Street Journal de San Diego), cette attribution se fit aussi aux dépens de la clarté: Marcuse fut contraint de renier la brochure (dans le journal étudiant de l’Université de Californie à San Diego); néanmoins, ignorant ce fait, beaucoup de gens continuèrent à le lui attribuer; ce qui donnait à ce professeur dialectiquement illettré un crédit trop immérité.

Contradiction aurait peut-être résolu plus rapidement et plus clairement beaucoup de ses difficultés si ses membres avaient été plus rigoureux dans leurs relations mutuelles; mais avant tout, plus rigoureux sur la question de leur appartenance à Contradiction. La critique du Mouvement et de la Contre-Culture eut le mérite de commencer (autour d’octobre 1970) comme une franche mise à l’épreuve de notre accord pratique mutuel, même au-delà du consensus sur les erreurs de notre passé. Mais la formation de Contradiction en décembre 1970, tandis qu’elle constituait une reconnaissance correcte de la manière dans laquelle nous menions à bien un projet délimité, nous fit perdre simultanément de vue le caractère expérimental de notre association, comme si nous y avions déjà trouvé une satisfaisante “égalité générale des capacités”. L’acceptation d’une extension de nos activités (publication d’une revue, élargissement de la critique du Mouvement, etc.) permit en fait la pseudo-résolution des différences de participation, quantitatives et qualitatives, qui s’étaient révélées dans le projet primitif plus limité, et qui, sans nul doute, auraient continué de s’y révéler toujours plus clairement, si nous avions continué notre collaboration sur cette base saine. Plus les projets sont grandioses, et plus il est aisé pour quelqu’un d’y “travailler” pendant des mois; plus les projets sont nombreux, et plus il est aisé de se dissimuler derrière un tumulte d’activités apparentes. De cette manière, les membres les plus faibles ont pu se dispenser du développement nécessaire de leur propre pratique autonome, tandis que les membres les plus doués en étaient réduits à faire pour les plus faibles. Le désir abstrait de tout “prendre en charge” (venant de notre désir abstrait d’être un groupe “à la manière de l’I.S.”) eut pour conséquence d’imposer aux membres les plus capables la nécessité abstraite d’essayer de sauver des travaux pauvrement préparés; au lieu de simplement les rejeter; et peut-être même, de rejeter leurs auteurs avec.

Le fait que Contradiction n’ait pas été une vraie fédération d’individus autonomes contribua à faire qu’il ne soit pas vraiment non plus une fédération autonome. Dans la mesure où nous étions mystifiés sur nous-mêmes, nous pouvions difficilement éviter d’être mystifiés sur les autres. Notre formation en groupe prématurée, et la participation insuffisamment élaborée aux projets communs à l’intérieur du groupe, trouvèrent comme corollaire à l’extérieur la quantité incroyable de temps et d’énergie que nous avons perdue — allant jusqu’à imaginer d’une manière fantaisiste une collaboration ou une “fédération” imminentes — avec des individus avec lesquels nous n’avions construit aucun projet commun, mais seulement des idées communes, des “perspectives”, ou même, en dernière analyse, seulement des prétentions communes. (Une exception: Sydney Lewis a vraiment participé au commencement de notre critique du Mouvement, mais il a quitté la ville juste avant la formation de Contradiction. Une série de lettres de plus en plus confuses, et culminant dans une défense pathétique des illusions gauchistes et hippies les plus rétrogrades, nous amena à rompre avec lui en juin 1971.) En particulier, nous avons trop accepté la qualité de membre ou d’ex-membre de l’Internationale Situationniste comme devant impliquer automatiquement une compréhension pratique supérieure des questions sur lesquelles nous-mêmes nous manquions de clarté; illusion qui se trouvait encore renforcée quand par hasard il arrivait à l’un d’eux de nous prouver cette compréhension sur quelques autres questions.

Tout ceci ne s’est révélé nulle part d’une manière aussi frappante que dans l’histoire de nos relations avec Create Situations(4). Nous avons permis que leurs critiques, correctes pour l’essentiel, sur nos manques de rigueur et de cohérence organisationnelle, nous fassent esquiver nos propres exigences et nos propres positions à leur égard, nous fassent nous les cacher ou ajourner pour des mois. (Nos critiques concernaient notamment leur tentative d’ “utiliser” la presse “underground” en y sollicitant la publication de leurs bandes dessinées, ou des nôtres; leur façon d’encourager “les individus prometteurs” qu’ils avaient sur la liste de leurs correspondants; et leur manière bourbeuse et spectaculaire de “diffuser la critique” pour rassembler par cette voie, grossièrement et au plus pressé, “un millier de situationnistes”.) En réalité, c’était précisément dans la manière dont nous faisions ces critiques à leur propos, que cette incohérence organisationnelle était la plus évidente. Il arrivait parfois que l’un d’entre nous aventure une opinion qui abusivement était reçue par eux comme exprimant la position du groupe; dans d’autres cas, le groupe avec insuffisamment de réflexion acceptait pour telles ces opinions, et se trouvait ensuite obligé, parfois même le jour suivant, de revenir sur ce qui se révélait comme des erreurs; et parfois, en fin de compte, ces rectifications n’étaient pas le fruit de plus de réflexion. Finalement, pour les points que nous avions bien pesés parmi nos positions collectives, ces points furent privés de leur signification par notre échec à les appliquer, à les définir en termes pratiques (ce qui aurait consisté, par exemple, à refuser de faire quoi que ce soit avec Create Situations tant qu’ils n’auraient pas définitivement dépassé leur stratégie de la presse underground). Nous nous sommes lancés “pragmatiquement” dans une collaboration avec eux alors que d’importants différends n’avaient pas trouvé de solution; par exemple: mes importantes corrections de leurs traductions des textes de l’I.S., Le commencement d’une époque et The Poor and the Super-Poor(5). (Malheureusement, ils ont merdé dans l’impression de la version finale et ont réussi à y réintroduire des erreurs nombreuses — quoique non fondamentales — dans la plupart des articles.) Parmi d’autres divergences, nous étions amenés à temporiser dans nos relations avec des individus avec lesquels ils avaient rompu; laquelle hésitation se trouvait encore renforcée par l’incapacité de Tony Verlaan à répondre de manière adéquate aux critiques que Chasse et Elwell lui avaient adressées dans leur brochure A Field Study...(6). Comme cela fut trop souvent le cas dans nos relations avec des groupes ou des individus, nous devions d’abord recevoir un choc sur la tête avant de pouvoir en tirer la conclusion pratique la plus élémentaire. Même quand la nature cruciale de nos divergences ne pouvait être ignorée plus longtemps et que les possibilités de communication avaient complètement disparu, il fallut la proposition manifestement intolérable de Create Situations (de travailler avec nous en tant qu’individus, alors que nous restions membres d’un groupe, sous l’ “apparence” duquel ils ne voulaient aucun échange avec nous) pour nous contraindre finalement à rompre avec eux, en juillet 1971. En vérité lorsqu’ils notaient notre échec “à reconnaître les moments qui importent et ce qui importe dans un moment donné”, c’est précisément en regard de la longue arriération de nos relations avec eux qu’ils avaient le plus raison.

Des copies de notre correspondance et des autres documents relatifs à chaque rupture de Contradiction peuvent m’être demandées par toute personne qui peut m’expliquer quel bon usage elle compte en faire.


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“Il y avait même des gens qui déjà se mettaient en devoir de répandre cette doctrine parmi les travailleurs sous une forme vulgarisée (...) en employant tous les artifices de la réclame et de l’intrigue. (...) Pourtant, il me fallut une année avant de me résoudre à négliger d’autres travaux pour mordre dans cette pomme acide. (...) Bien que cet écrit ne puisse avoir pour but d’opposer au ‘système’ de M. Dühring un autre système, j’espère cependant que le lecteur ne jugera pas que manque le lien intime dans les vues exposées par moi. (...) C’est là une maladie d’enfance, symptôme de la conversion commençante du studiosus allemand au socialisme, symptôme qui ne saurait être séparé de cette conversion, mais dont triomphera bien vite le tempérament naturel remarquablement sain de nos ouvriers.”
  (Engels, Préface de l’Anti-Dühring)

“Quand j’entends le mot ‘situationniste’, je sors mon revolver.”  (Vieux dicton prolétarien)


Nous avons rompu avec le groupe Point-Blank, en décembre 1971, en raison de leur attitude défensive dans leurs réponses à la critique. À l’époque où nous en arrivions à reconnaître une certaine part de notre échec et à vouloir agir en conséquence (c’est-à-dire: apporter au nouveau mouvement révolutionnaire une contribution originale et conséquente, ou rien), les membres de Point-Blank en étaient arrivés, eux, à préférer l’image de leur succès. Ces petits militants, depuis, ont fait plus que confirmer le diagnostic que nous en avions fait en ce temps. Leur principale activité durant la dernière année — qui prit jusqu’aux proportions d’une stratégie déclarée — eut pour objet de diffuser le spectacle de leur cohérence radicale. Leur façon de réinventer l’histoire des autres révèle — à la bonne vieille manière de la psychanalyse — leurs propres manques et leurs propres défenses. Ils sont obligés de redéfinir complètement la notion de “pro-situ” (comme référant uniquement à ceux qui font preuve d’une passivité absolue et d’une admiration pure) dans le seul but que cette notion ne puisse les inclure. Ils notent, en approuvant, que dès 1966 “la théorie de l’I.S. a dépassé le stade expérimental” (no 1 de la revue Point-Blank! p. 57, le point d’exclamation leur appartient). C’est évidemment Point-Blank qui s’est émancipé du stade expérimental. Ils sont allés “au-delà de l’I.S.” en “révisant” à la ronde tout ce qu’ils n’y comprenaient pas; c’est-à-dire presque toutes les choses fondamentales. Ils pensent avoir découvert quelque chose en notant que Debord et Sanguinetti ne réagissent pas, comme eux le font, au stimulus de toutes les “oppositions partielles” en déclarant d’une manière illuminée qu’elles ne sont pas “totales”. Le déluge des exposés et des “analyses” simplistes qu’ils servent aux masses contient simplement (avec quelques exceptions) les mêmes choses indéfiniment répétées; ce qui n’est pas surprenant car leur effort principal tourne depuis longtemps autour de la façon d’emballer leurs restes réchauffés en différentes présentations “scandaleuses”. C’est donc avec un certain bon sens qu’ils courtisent ceux qui ont l’habitude d’ “apprendre” par la méthode répétitive (cf. p. 92, la tentative risible de ces pauvres étudiants en misère étudiante de justifier leur incapacité à être autre chose que des mascottes subversives pour campus). Pour revenir à ce qu’ils révèlent malgré eux, nous y trouvons que les obstacles auxquels l’I.S. se serait heurtée (même autour de mai 1968!) “se centraient sur la question d’étendre le radicalisme de l’I.S. au-delà de ses propres membres” (p. 60). En vérité, ce sont ces petits néo-léninistes qui considèrent que leur tâche est d’ “étendre le radicalisme” (c’est-à-dire le situationnisme explicite) de Point-Blank au-delà de ses propres membres. On conçoit dès lors à quels “obstacles” ils se heurtent.

C’est un trait constant dans cette sorte de situationnisme spectaculaire, que d’éviter scrupuleusement de prendre la moindre décision pratique, parce qu’il espère en échange que personne jamais ne prendra de décision pratique à son propos. Il aimerait présenter l’image d’une communauté internationale de situationnistes, regroupée autour de certaines idées intrigantes; et c’est par la dissémination d’une telle image et de telles idées, que ces impuissants privés d’imagination espèrent se convaincre qu’ils sont bien en vie. Ainsi, les membres de Point-Blank disent “qui ils sont”, avec cette même rigueur par laquelle ils ont essayé de se rendre célèbres, en omettant de mentionner ce détail gênant qu’ils ont collaboré étroitement avec Contradiction pendant presque une année, que nous avons rompu avec eux, et pourquoi nous l’avons fait. De la même manière, un certain Paul Sieveking, membre fondateur du groupe pro-situationniste éclectique anglaise B.M. Ducasse (ou indifféremment : Les Amis de Lautréamont), peut essayer de garder publiquement des contacts, simultanément avec Create Situations et avec nous, en se contentant d’acquiescer aux positions du groupe en présence duquel il se trouve. (Nous avons mis fin à son va-et-vient en rompant avec lui en décembre 1971.) De la même manière encore, une feuille underground, pour tenter de combler le vide idéologique du moment, publie un numéro spécial consacré au situationnisme en agglutinant tous ceux qui sont capables de balbutier quelques slogans sur le spectacle, le sacrifice, le léninisme, etc., et qui comprend un Lexique Situationniste pour l’édification de ceux qui ne sont même pas encore capables de cela.

L’ampleur et le sérieux de l’intérêt pour les théories et méthodes situationnistes qui se manifeste dans divers secteurs de la société — même à travers la médiation absurde de la propagande pro-situ — est un signe du progrès qui emporte la préhistoire moderne, et du progrès de sa critique. Cependant, les pro-situs mêmes ne sont que l’arrière-garde confuse et confusionniste du progrès de cette critique. Que de tels éléments infantiles et arriérés, associés par l’apparence à un label prestigieux, arrivent à concentrer sur eux l’attention d’autres qui sont souvent plus radicaux et plus originaux, voilà un phénomène qui est inévitablement provisoire. L’impuissance de ceux qui combattent les électeurs, les Jesus-Freaks, ou un Mouvement dont ils admettent eux-mêmes qu’il est mort, parce que n’importe quel autre ennemi serait trop pour eux; ou encore, celle de ceux qui “rendent leur existence publique” et qui se trouvent obligés dès le lendemain, au cas où personne ne les aurait remarqués, d’annoncer combien ils ont scandalisé tout le monde; pour tous leur impuissance est manifeste, sauf pour eux qui ont succombé à la brève euphorie d’une “certaine notoriété” dont ils parlent par ailleurs avec une indifférence si pauvrement feinte. Il n’y a qu’un pro-situ pour ne pas en reconnaître un.


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“Cependant, pour que ni le Monde, ni nous-mêmes, ne supportions plus longtemps les effets de tels malentendus, j’ai été persuadé, par la pénible insistance de mes Amis, d’entreprendre une complète et laborieuse Dissertation sur les premières Productions de notre Société; lesquelles, hormis des Dehors attrayants destinés à l’Agrément des Lecteurs superficiels, ont renfermé en elles plus profondément, et d’une manière plus discrète, les Systèmes des Sciences et des Arts les mieux achevés et les plus raffinés.”
  (Jonathan Swift, Un Conte d’une Baignoire)


Bureaucratic Comix:

En janvier 1971, Contradiction a publié l’affiche Comics Bureaucratiques, qui notait le rôle de divers héros politiques, locaux et importés, en regard du récent soulèvement des travailleurs en Pologne. Notre affiche fut réimprimée en avril par Create Situations; la façon dont ils l’ont distribuée laissait néanmoins quelque peu à désirer en ce qui concerne la rigueur, comme je l’ai noté ci-dessus.

Open Letter to John Zerzan, Anti-Bureaucrat of the S.F. Social Service Employees’ Union:
En avril, nous avons distribué Lettre ouverte à John Zerzan... lors d’un meeting de ce syndicat vaguement “autogestionnaire”, mais soumis.

Wildcat Comics:
En juin, nous avons publié Comics sauvage, que nous avons principalement distribué aux conducteurs des tramways de San Francisco et où nous discutions la grève sauvage qu’ils avaient menée quelques mois auparavant.

Still Out of Order:
En juillet, nous avons publié — en collaboration avec Point-Blank — le tract en bandes dessinées: Encore en dérangement, que nous avons distribué aux travailleurs du téléphone pendant leur courte grève sauvage nationale.

Anti-Anti-Mass:
En août, nous avons publié une critique de la brochure d’Anti-Mass: Méthodes d’organisation pour les communautés, qui essayait de redonner vie au “Mouvement” en y incorporant, parmi d’autres choses, des fragments d’un situationnisme mal digéré.

Je considère cet Anti-Anti-Mass comme une analyse décente, quoique un peu lourde; en son temps et à sa place, Bureaucratic Comix fut une agitation appropriée, ce qui a été démontré par exemple par la rapidité et la véhémence avec lesquelles les militants locaux l’ont arrachée des murs de Berkeley, connu habituellement pour la coexistence paisible dont y bénéficient tous les fragments politiques et culturels. (“C’est assez bon d’être attaqué; cela prouve qu’on a tracé une ligne claire entre nous et l’ennemi” comme disait une de leurs stars); en exceptant un peu Wildcat Comics, notre agitation ouvrière fut pitoyable; elle fut suscitée par le désir abstrait de dire quelque chose aux ouvriers alors qu’en vérité nous n’avions pas grand-chose à leur dire, hormis des abstractions.

Contradiction, qui dès le commencement avait déclaré son accord avec les principales thèses de l’Internationale Situationniste, édita en mai 1971 un tract qui résumait quelques-unes de ces thèses et qui était ajouté à la Définition minimum des organisations révolutionnaires de l’I.S.

Contradiction fit réimprimer les traductions anglaises des textes de l’I.S. suivants: les six premiers chapitres du Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations de Raoul Vaneigem (janvier 1971, 2500 exemplaires); De la misère en milieu étudiant (mai 1972, 2000 exemplaires). Notre groupe a également continué à distribuer les textes édités par le groupe “1044”: Le déclin et la chute de l’économie spectaculaire-marchande, les Banalités de base de Vaneigem et le chapitre sur le nihilisme de son Traité...

Dans nos éditions du Traité... et du Déclin et la chute... nous avons commis l’erreur de ne pas y faire figurer notre adresse, ce qui donnait l’impression que ces textes étaient édités par la section américaine de l’I.S. (qui n’existe plus).

Nous avons distribué L’aménagement du territoire (chapitre de La Société du Spectacle de Guy Debord) avec une bande dessinée de Contradiction, lors de l’apparition à Berkeley de l’imbécile urbaniste Palo Soleri, en mars 1971. Le même mois, nous avons également distribué les thèses de l’I.S. Sur la Commune, éditées sous forme d’affiche par Create Situations.

J’ai publié 750 exemplaires de ces Remarks on Contradiction and Its Failure.


* * *


“Ma principale objection n’était pas la
vanité qu’il y a à écrire sa vie. (...) Je craignais de déflorer les moments heureux que j’ai rencontrés, en les décrivant, en les anatomisant. Or, c’est ce que je ne ferai point, je sauterai le bonheur. (...) Aurai-je le courage de raconter les choses humiliantes sans les sauver par des préfaces infinies? Je l’espère (...) mais je dois commencer par un sujet si triste et si difficile que la paresse me saisit déjà, j’ai presque envie de jeter la plume. Mais, au premier moment de solitude, j’aurais des remords.”  (Stendhal, Souvenirs d’égotisme)


Six mois se sont écoulés depuis la dissolution de Contradiction avant qu’un seul de ses ex-membres se montre capable même d’une chose aussi simple qu’un compte-rendu public de cette dissolution. Cela démontre qu’on ne s’embarque pas dans de telles entreprises impunément. Les choses inachevées, les questions non-clarifiées, non-résolues ou falsifiées, s’accumulent avec leurs conséquences pénibles. Ce qui est refoulé finit par ressurgir. Ce long coitus interruptus collectif que fut l’histoire de Contradiction (les projets radicaux que nous avions entamés et si peu réalisés) ne nous a pas seulement frustrés, il nous a plongés dans un état de blocage chronique. Nous ne sommes pas les premiers révolutionnaires, ni les derniers, à glisser mystérieusement dans des préoccupations culturelles plus ou moins cyniques, dans des combines pour survivre, dans des relations personnelles triviales ou fausses. Il faut continuer à courir pour se tenir à distance des griffes du vieux monde. Notre incapacité à résoudre publiquement la stase collective de notre pratique publique n’a pas été sans relations avec notre échec pour poser adéquatement les problèmes concernant des formes spécifiques d’appauvrissement de chacune de nos vies individuelles. En rejetant les illusions et les stupidités de notre préhistoire vaneigemiste, nous avons perdu, pour une grande part avec elles, le sens du jeu et la hardiesse que nous avions en ces beaux jours. Si nous en avions oublié les leçons les plus élémentaires, c’est que nous avions cessé de les vivre. Nos théories avaient cessé d’être les théories de nos vies réelles. Ce qui est resté, c’était d’un côté une idéologie de la passion et du plaisir qui médiatisait nos relations personnelles à l’intérieur et à l’extérieur du groupe; et d’un autre côté, en réaction aux résultats risibles de cette idéologie, une tendance qui voulait éviter de considérer collectivement nos vies “personnelles”.

Personne plus que moi ne fut victime de toutes les contradictions de Contradiction. C’est moi qui ai le plus insisté pour étendre prématurément nos activités, pour devenir un groupe “à la manière de l’I.S.” Personne plus que moi ne s’est identifié à Contradiction comme famille spectaculaire. Selon le mot d’un vieux camarade, “Knabb s’est réalisé à travers la politique situationniste”; si cela voulait signifier que le groupe m’était moins aliénant qu’à aucun autre — parce que c’est moi qui m’y exprimais le plus pleinement — cela mesure également la profondeur de ma propre aliénation. Si j’ai été l’initiateur du plus grand nombre de projets et si j’y ai participé avec conséquence, souvent aussi, j’ai été le moins radical pour reconnaître leurs échecs et en tirer les conclusions. C’est moi, plus que tous les autres, qui me suis cramponné aux illusions sur les possibilités de Contradiction quand, depuis des mois déjà, sa forme était manifestement devenue surannée et oppressive. En bref, je puis dire que si je serais capable d’écrire un véritable Anti-Dühring à propos de Point-Blank (entreprise lugubre même à imaginer!), c’est que je sais de quoi je parle, pour être passé moi-même par les abords de ce petit monde bizarre de l’idéologie. Je me reconnais — dans mon passé et même encore trop dans mon présent! — dans la quasi-totalité des thèses du portrait du pro-situ par Debord et Sanguinetti (Thèses sur l’I.S. et son temps).

Quant aux autres membres, tous se sont contentés de reconnaître passivement les erreurs de leur passé. Et quelques-uns parmi eux semblent vouloir inclure dans ces erreurs le fait d’avoir pu vivre avec passion, rigueur et originalité. Voilà comment ils ont “mûri”. Ils se sont insurgés comme un seul homme, d’une manière défensive, lors des critiques publiques les plus élémentaires sur les manques de tel ou tel de leurs associés. Ont-ils tout oublié? Alors, ils devront accepter que soit encore plus connue la même critique à leur propos! Jusqu’à présent, la plupart d’entre eux ont toujours eu à réellement parler pour eux-mêmes. Même ceux-là qui autrefois en étaient les plus capables, à présent ne le sont plus. Ils sont à la traîne de leur époque. Et cette époque continuera à les démoder toujours plus, si ils ne tentent rien de désespéré.


* * *


“Le temps pour écrire est mûr, car je ne dois rien épargner de ce que j’ai gâté. Le champ n’a pas encore été labouré: (...) le temps de l’art est passé, le temps de la philosophie est passé, les neiges de ma souffrance se sont évanouies. (...) L’été est là; comment est-il venu, je n’en sais rien; jusqu’à quand durera-t-il, je n’en sais rien: Il est là!” 
(Paracelse)


Les membres de Contradiction auraient peut-être bien affronté leurs dilemmes s’ils s’étaient approprié, pour venir à bout des impasses, cette tactique fondamentale qui se concentre précisément sur la résistance à l’analyse. De cette façon, ils n’auraient pas uniquement découvert les erreurs de base collectives et organisationnelles que j’ai décrites dans ces Remarques, mais aussi nos résistances individuelles, c’est-à-dire nos caractères. Ces résistances étaient flagrantes au moment de l’écroulement final du groupe, dans notre soudaine indifférence pathologique pour nos activités passées, qui étaient souvent très passionnantes; pour les raisons qui ont fait sombrer ces activités dans une routine ennuyeuse; pour les possibilités pratiques de supprimer cet état de choses; notre indifférence, enfin, de chacun pour chacun. Ce phénomène fait surgir des questions (esquissées dans l’excellent Reich, mode d’emploi de Jean-Pierre Voyer) qui sont manifestement d’une importance cruciale. Il me suffira de noter pour le moment que, s’il est indiscutable que la pratique de la théorie est individuellement thérapeutique, il me semble également vrai que la lutte contre son propre caractère est socialement stratégique; que cette lutte constitue une contribution pratique au mouvement révolutionnaire international. Le caractère du pro-situ se trouve renforcé objectivement par le spectacle de son opposition au spectacle (évidemment, le caractère du pro-situ est le plus manifeste dans son incapacité à en reconnaître l’existence d’une autre manière que comme une soi-disant “banalité”; jusqu’à ce que des symptômes excessifs, pouvant aller jusqu’à inhiber sa pratique sociale, l’aient contraint à y porter attention). Au pôle opposé, toute la lucidité d’un Artaud, qui s’attaque à son caractère dans l’isolement, ne peut empêcher le spectacle marchand “extérieur”, qu’il délaisse dédaigneusement, de réapparaître dans sa vie intérieure, lui créant l’illusion d’être possédé et d’être en proie à des forces malignes. Tout comme pour une révolution dans une région limitée, la personne qui rompt un blocage, détruit une routine ou un fétiche, doit d’une manière offensive chercher à découvrir ou susciter des alliés radicaux à l’extérieur, au risque sinon de perdre ce qu’elle a gagné et de tomber comme la victime de son propre Thermidor intérieur. La dissolution du caractère et la dissolution du spectacle sont deux mouvements dont l’un implique l’autre et qui se fondent l’un sur l’autre.

Ces formules devront être précisées.

KEN KNABB
(janvier-mars 1973)



NOTES DU TRADUCTEUR

1. Yippies: Petit groupe animé par Jerry Rubin, partisan fantasque d’actes ultra-spectaculaires utilisant les mass-media. Par extension, hippies politisés. Weathermen: groupe américain ultra-militant, quasi-terroriste.

2. Fragging: manière de régler un différend avec un officier en plaçant sous son lit une grenade à fragmentation.

3. Chicanos: Population mexicaine de Los Angeles qui s’est émeutée en automne 1970.

4. Create Situations: groupe animé par Tony Verlaan après la scission entre l’I.S. et sa section américaine.

5. The Poor and the Super-Poor: Choix de textes de la revue I.S. portant tous sur la question du Tiers-Monde.

6. A Field Study in the Dwindling Force of Cognition Where It Is Least Expected: A Critique of the Situationist International as a Revolutionary Organization. Février-mars 1970.



Version française de Remarks on Contradiction and Its Failure. Traduit de l’américain en 1974 par Daniel Denevert avec la collaboration de l’auteur. Reproduit dans Secrets Publics: Escarmouches choisies de Ken Knabb (Éditions Sulliver).

Anti-copyright.

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