BUREAU OF PUBLIC SECRETS


 

 

LES CLASSIQUES REVISITÉS (10)

 

Flaubert : L’Éducation sentimentale
Dostoïevski : Les Frères Karamazov
Tolstoï : Guerre et Paix
Edmond et Jules de Goncourt : Journal
Mark Twain : Huckleberry Finn
Tchekhov : Théâtre

 

 


 

Flaubert : L’Éducation sentimentale

La question de l’aliénation traverse toute la littérature du XIXe siècle. De Baudelaire à Marx, en passant par Kierkegaard, Chateaubriand et Newman, où que se tiennent, à droite ou à gauche de l’échiquier politique ceux qui parlent, ils condamnent d’une seule voix l’éthique dominante. Pourtant, l’aliénation reste chez eux une notion mal dégrossie, et nous ne comprenons pas toujours en quoi, et pourquoi, l’homme est aliéné. Qui sait, au fond, si ce n’est pas la démocratisation de la société, et l’élévation corollaire du niveau de vie, qui ont autorisé une meilleure connaissance de la nature humaine? Un peu comme l’avancement de la médecine a débouché sur des diagnostics plus fins, et permis l’identification d’un nombre croissant de maladies. La découverte du phénomène de l’aliénation de l’homme est peut-être tout bonnement due à un progrès d’ordre statistique, rendu possible par l’extension des privilèges de la culture aux couches moyennes de la société.

Flaubert serait bien le dernier des écrivains de son temps à souscrire à cette hypothèse. Madame Bovary, L’Éducation sentimentale et Bouvard et Pécuchet furent conçus comme une machine de guerre lancée contre le mode de vie bourgeois sous tous ses aspects, dans sa vie quotidienne comme dans ses aspirations. Et c’était a une élite anti-bourgeoise qu’il destinait ses rêveries surchargées de couleurs romantiques que sont Salammbô et La Tentation de saint Antoine. Mais il advint ceci: tandis que Flaubert, en travailleur infatigable, ciselait ses phrases, dans la recherche angoissée d’une précision chirurgicale, sa démarche quelque peu simpliste céda petit à petit la place à un sens de la dérision de toute chose dont lui-même ne semble jamais avoir mesuré les conséquences. D’Apulée à Thomas de Quincey, de Swift à Defoe, autant de définitions, autant d’exemples, de ce que peut être la grande littérature. Il n’empêche. Flaubert avait en tête un modèle, un canon esthétique, auquel les mots devaient se plier. Et il polissait ses phrases jusqu’à les faire coïncider avec cette sorte d’étalon intérieur, qui déterminait la cadence de son style et ses images, et plus encore: une propriété essentielle de sa sensibilité. Sa quête de la perfection formelle a conduit Flaubert à sonder le fond du coeur humain.

Par rapport à Stendhal et au Rouge et le Noir, L’Éducation sentimentale nous fait franchir un pas dans le temps, et un pas vers la résignation de toute noblesse. Julien Sorel est sans doute le héros d’un tragique canular, un Bonaparte de province, dont les chances étaient nulles au départ; mais — bien que Stendhal nous conte ses mésaventures et sa chute sur un mode burlesque — les vestiges d’une certaine grandeur s’attachent encore à son caractère, et à celui de ses deux amantes insensées. Julien accepte de mourir au nom de l’idée qu’il se propose de la gloire. Que reste-t-il d’héroïque chez Frédéric, le jeune personnage de L’Éducation sentimentale? Il est un représentant typique de la jeunesse des années quarante, du règne de Louis-Philippe, ce bourgeois qui voulut singer les rois — et qui tombera devant un bourgeois qui jouait aux empereurs. Julien Sorel était possédé par une inextinguible volonté de puissance. Frédéric Moreau est rongé par l’amour de l’argent. Julien a assumé les conséquences de ses choix jusqu’au dénouement fatal. Sa mort réitérait la mort classique, dans les termes propres à une époque romantique. Tout juste une génération après lui, le monde ne propose plus de solutions romantiques à Frédéric. Le héros ne fait que s’user.

La société dépeinte dans Le Rouge et le Noir ressemble encore au microcosme fermé sur lui-même de Racine ou de Sophocle. Les hommes maîtrisent leurs relations avec leur entourage et avec le monde. On lit dans L’Éducation sentimentale la chronique d’un moment précis dans le développement de la société et de l’histoire. Un peuple et une époque se concentrent en Frédéric, qui illustre l’individu de la société de masse, plus près du sommet de la pyramide que de sa base. Julien, lui, était un individu dressé contre la masse. Ou du moins, le désirait-il. L’un était intro-déterminé, l’autre extra-déterminé, pour reprendre les termes forgés par David Riesmann.

Que Le Rouge et le Noir soit, ou non, un roman à clef n’ajoute pas grand-chose à notre lecture. Le livre de Flaubert abonde en portraits au vitriol des personnes vivantes qui lui servirent de modèles. Rédigé sous le Second Empire, alors que les forces sociales en présence ont atteint leur plein potentiel, Flaubert y a transposé ses contemporains sous une forme romancée, se contentant de décaler légèrement les dates de son récit. L’Éducation sentimentale est le reflet inversé des premiers volumes du Journal des Goncourt.

La Monarchie de Juillet s’était donnée pour devise le célèbre “Enrichissez-vous”. Flaubert met en scène une élite — la classe qui possède la culture — et qui renonce à toute “attitude responsable” pour aller se vautrer dans l’auge des nouveaux riches. Julien Sorel, dans une époque de transition, s’acharnait à donner un contenu à sa piètre vie. La vie de Frédéric, dit Flaubert, est vide de substance. Et lorsque, d’aventure, la possibilité se présente de lui en donner une, il s’en détourne ou, s’il le faut, la saccage.

C’est au visage de cette même société que Proudhon lança son cri: “La propriété, c’est le vol”. La lecture de L’Éducation sentimentale nous convainc qu’il avait raison. L’histoire que nous raconte Flaubert est celle d’une bande de requins, occupés à se soutirer mutuellement de faux billets de banque. La critique de l’amour de l’or revêt chez lui une dimension nouvelle, qui la distingue de celle de l’avarice, telle qu’on la rencontre chez Balzac. La comédie antique et la littérature médiévale connaissaient déjà des avares balzaciens. La voracité des personnages de Flaubert (faute hideuse au point de concerner deux des dix commandements) est celle qui s’est emparée en propre du XIXe siècle capitaliste.

Le changement de perspective, qui s’opère avec Flaubert, s’accompagne d’une modification dans la forme, d’un changement en profondeur dans la signification accordée à la langue. Balzac, et surtout Stendhal, avaient adopté dans leurs romans la langue du code civil et des dépêches napoléoniennes. Ce faisant, ils avaient transformé un mode de communication résolument anti-littéraire en un outil aussi ingénieux qu’inédit, tant dans la langue courante que dans la littérature. Flaubert adopta la voie antagonique. Il se mit à écrire en artiste. Il se persuada que la belle langue était une fin en soi; il crut que la communication était le produit d’une rhétorique qui, pour n’etre plus celle de Cicéron ou de Chateaubriand, n’en restait pas moins une rhétorique.

L’écriture devint chez lui une activité d’obsédé. Le véritable héros du Journal des Goncourt, s’il en est un, c’est lui. Il avait débuté comme un guerrier barbare qui se jette à corps perdu dans la création littéraire. Il a fini comme un vieillard fou de littérature. Le “mot juste”, voilà le gibier qu’il traquait, si l’on me passe cette métaphore destinée à donner une idée de l’excitation dans laquelle Flaubert travaillait. Ses terrains de chasse étaient les commérages, les conversations de bistrots, la politicaillerie, les graves discussions où l’on pèse les mérites respectifs de quelques demi-mondaines.

Des peintres, tels que Courbet, Manet, Degas et, à leur suite, le groupe des Impressionnistes, surent percevoir une nouvelle lumière. La phrase de Flaubert surpasse en luminosité l’oeuvre des peintres, et celle de ses disciples en littérature. Elle illumine, d’une lumière surgie du dedans, d’un style qui a la pureté du diamant, la vie, la nature, les objets inanimés, saisis dans leur chatoiement multiple. L’art de Flaubert s’écarte de celui de Stendhal. L’un musarde sur les chemins de l’écriture et veut nous faire oublier que nous sommes en train de lire; l’autre souhaite que son lecteur soit en permanence conscient de sa virtuosité d’artiste. “Je prends un trouble plaisir à déformer le monde”, disait Wallace Stevens. Flaubert, lui aussi, déforme le réel à force d’ironie et d’artifice.

Toutefois, si la richesse de son oeuvre s’arrêtait à cela, Flaubert ne serait qu’un autre Huysmans, un partisan de l’art pour l’art. Or, son sentiment de l’absurdité de tout cache un grand sens de l’humain. Frédéric, son ambition et ses amours; les révolutionnaires de salon; les hommes de lettres surfaits; les prostituées; les femmes que leurs cauchemars alanguissent; les faux amis — tous ces personnages qui défilent dans L’Éducation sentimentale, foisonnants comme ceux d’un roman russe, passent en jugement et, au bout du compte, sont relaxés. Contrairement à ce que Flaubert croyait lui-même, son roman n’est pas une oeuvre purement esthétique. La pitié et la terreur, disait Aristote, sont les ressorts de la tragédie. En refermant L’Éducation sentimentale, lorsque nous repensons à cette génération d’affairistes, nous partageons le sentiment de calme et triste terreur qui envahissait Flaubert devant le spectacle pitoyable de la condition humaine. Ainsi, ce n’était donc que cela! Point de grandes orgues, point de flammes qui s’élèvent au ciel au moment de rendre des comptes: l’humanité ressemble à ces deux fruits secs, qui ont tué en eux toute émotion, qui ont résigné tout désir, aussi usés que des prisonniers libérés en raison de leur grand âge, après avoir purgé trente années de leur peine.

 


 

Dostoïevski : Les Frères Karamazov

Presque tous les critiques avisés de la génération qui a précédé la nôtre, seraient tombés d’accord pour faire des Frères Karamazov le chef-d’oeuvre incontestable de la littérature romanesque, et de Dostoïevski un philosophe de premier plan à l’échelle universelle. Pendant plus d’un demi-siècle, la jeunesse intellectuelle du monde entier s’est nourrie de ce livre, catapulté dans le ciel des idées générales en raison des graves questions métaphysiques qu’il soulève. Aujourd’hui la situation a changé, et la cote littéraire de Dostoïevski est orientée à la baisse. Ses personnages, à les en croire, vont de crise de conscience en crise de conscience. Il n’est pas une assemblée de gens survoltés dans ses romans, pas une conversation devant une tasse de thé ou une assiette de petits fours, qui ne se proposent de reproduire en miniature la faillite générale de la civilisation du siècle dernier. Il ne fait cependant pas de doute, pour qui a suffisamment pratiqué Dostoïevski, que de telles scènes sont des cérémonies parfaitement codifiées et aussi abstraites à leur façon que la commedia dell’arte.

La grande popularité dont jouit Dostoïevski en Occident a toujours fait l’étonnement des intellectuels russes, qui font remarquer que ses traducteurs français et anglais ont tendance à corriger la vulgarité de feuilletonniste de son écriture, et à maquiller les défauts de construction de ses récits. En outre, les grands problèmes qui hantaient ses personnages ne sont plus à l’ordre du jour. Le temps a dissous plutôt qu’il n’a résolu les débats intérieurs d’Ivan Karamazov. La piété d’Aliocha est liée à une culture qui a disparu, aussi éloignée de nous désormais que celle d’un guérisseur sioux. Ces héros aux âmes tourmentées ne sont pas des adultes. Ils agitent interminablement des idées que toute grande personne sait qu’il vaut mieux taire. Lorsque la tragédie atteint un tel degré de volubilité, elle cesse d’émouvoir le lecteur, et risque de perdre toute vraisemblance auprès de lui.

S’il est vrai, comme le soutient Aristote, qu’un esclave ne peut pas avoir une conduite morale parce qu’il n’est pas libre de ses choix, et qu’un homme de basse extraction ne peut devenir un héros tragique dans la mesure où ses décisions sont sans conséquence, il est également vrai que les drames qui frappent les êtres immatures, et ceux dont les volontés restent lettre morte, ne sauraient être appelés des tragédies. C’est exactement ce qui vaut pour Dostoïevski: ses romans n’ont rien de tragique. Ce sont des bouffonneries formidablement compliquées. Il est le premier romancier majeur à avoir fait de l’immaturité incorrigible de son peuple une vertu littéraire. Et ce qui est enfin vrai, c’est que Dostoïevski n’a pas de style personnel, au sens où Flaubert entendait cette expression, et que ses récits sont inspirés des modèles contestables qui étaient les siens: Dickens ou Eugène Sue, pour ne citer qu’eux.

Mais si Flaubert, à force de ciseler ses phrases, a pu se hisser du niveau de satiriste grossier et de romancier pour midinettes à celui d’un ironiste de génie, tout conspirait — son expression maladroite, l’obligation de rendre à temps sa copie, ses dettes de jeu, la maladie, ses ennuis avec les femmes, son caractère buté, et sa complète naïveté dans le maniement des idées générales —, pour que se réalise en Dostoïevski l’ironie d’une absence de style; un subconscient littéraire qui, par-delà sa sentimentalité intellectuelle et son goût pour le mélodrame, lui a permis une compréhension authentique de l’absurdité de l’humaine condition.

Au premier abord, les “messages” contradictoires dont Dostoïevski est le porteur en tant qu’écrivain philosophe — puisque telle est l’étiquette qui lui a été longtemps apposée —, sont le contraire de la sagesse. Ce sont des notions générales, ravalées au rang de divagations et de chimères délirantes. Les rapports entre les frères Karamazov et leur père, par exemple, ne sont pas de nature tragique. Ils ont plutôt quelque chose d’embarrassant. Nous n’éprouvons pas de sentiment de gêne lorsque nous apprenons qu’Oedipe a couché avec sa mère; nous ressentons toujours un vif embarras lorsque les secrets des personnages de Dostoïevski nous sont révélés. Smerdiakov est le type du personnage littéraire qui provoque un malaise en moi.

Et puis, au fil de la lecture, un déclic se produit. Émergeant peu à peu de ce fatras, issue des profondeurs d’un marécage sans fond, une certaine vision commence à se dessiner. La vie se trouve tout à coup exprimée dans sa nudité élémentaire, les relations humaines présentées pour ce qu’elles sont, et les actes se mettent à compter davantage que les intentions. Il suffit de relire l’une de ses oeuvres capitales prises au hasard — Les Frères Karamazov, L’Idiot, ou Les Possédés —, pour s’apercevoir que Dostoïevski se joue de nous, et de lui-même, depuis le début. N’est-il pas vrai, après tout, que Les Frères Karamazov s’ouvre sur le scandale de la mort d’un saint dont le cadavre dégage une odeur de putréfaction tout à fait burlesque?

Cette auto-dérision n’est pas gratuite et, une fois que nous l’avons remarquée, nous décelons partout sa présence. Elle me semble être particulièrement perceptible dans un roman aujourd’hui peu lu, mais qui passait naguère aux yeux des meilleurs critiques, à commencer par Meier-Graefe, pour caractéristique de la méthode de création de Dostoïevski, je veux parler de L’Adolescent. Non seulement ce livre ressemble à une parodie de David Copperfield, mais il contient de plus un passage en revue comique de tous les héros et de toutes les situations clés de Dostoïevski. Et pourtant L’Adolescent n’est pas une pochade — certains le tiennent pour le maître livre du romancier. Il ne fait donc pas de doute que sa méthode de création, puisqu’il en avait une, était consciente et délibérée. Évaporés les messages, finis les déchirements intérieurs!

Une génération entière de critiques, après la publication des Frères Karamazov s’est escrimée à découvrir le véritable héros du roman. Tout tourne, bien sûr, autour de ce point. Nous avons affaire à une tragédie sans héros — à un roman policier sans détective, sans assassin et sans meurtre. La culpabilité que ressent Ivan Karamazov et la honte qu’éprouve Smerdiakov s’annulent mutuellement, et chacun d’eux est réduit à l’inconséquence totale. Aliocha, lui, disparaît de l’intrigue, comme un génie qui, une fois sorti de son flacon, s’évanouit dans la nature. Sa piété est absurdement inefficace. Elle a pour seul effet d’emmêler davantage une histoire dont la construction se complique jusqu’au dénouement. L’énigme reste en suspens, la devinette ne reçoit pas de réponse. Le roman n’aboutit pas à une oeuvre bien charpentée — comme cette représentation de Laocoon que Dostoïevski avait fait encadrer lorsqu’il rédigeait Les Frères Karamazov — et il n’aboutit pas davantage à la naissance d’un héros. Dostoïevski nous montre simplement un homme qui fait ce qu’il doit faire.

Seul Dimitri est un homme d’action. Il accepte la réalité comme elle est, dans un haussement d’épaules. Grouchenka et lui sont les seuls à avoir des initiatives dans la tourmente. Aussi est-ce autour d’eux que se cristallisent les véritables conflits. Tout le reste est confusion. Eux seuls sont engagés dans le monde et dans la vie, dans quelque chose de plus réel que les élucubrations nocturnes et les confessions d’Ivan, ou les bonnes oeuvres d’Aliocha. Dimitri serre les dents lorsque Grouchenka le quitte et, s’enfonçant dans sa pelisse, il va faire la fête dans une auberge pleine de filles et d’ivrognes.

Nul ne connaît le fin mot du roman policier. Le procès est l’épisode le plus absurde du livre. Qui a assassiné le vieillard? Dimitri, peut-être; et quoi qu’il en soit, le meurtre du père était bien mérité. Mais peut-être personne. En tous cas, ni Smerdiakov, ni Ivan ne sont des meurtriers: ils sont par trop incapables d’agir. L’un de mes amis croyait avoir démontré définitivement que le coupable était Aliocha. Qui sait? Qu’importe d’ailleurs. Une seule chose compte, et c’est que la mort est une chose absurde. Et c’est que, face à cette absurdité, la passion charnelle l’est à peine moins.

Il n’y a là aucun message. La vie est tragique. Cet homme qui voulut délivrer tant de messages, pour qui les plaisirs de la chair étaient impies et malsains, et qui avait la tête bourrée d’idéologies vieillissantes n’avait qu’une chose à nous dire: le soleil dans le ciel, l’odeur chaude d’un corps de femme, l’herbe dans la plaine, la peau sur les os, et la scandaleuse plaisanterie de la mort.

 


 

Tolstoï : Guerre et Paix

Lorsque parut Guerre et Paix, les contemporains de Tolstoï furent impressionnés par l’extraordinaire virtuosité technique dont le romancier leur semblait faire preuve. Une lecture inattentive du roman nous inclinerait à penser qu’il s’agit d’une erreur de jugement. Guerre et Paix est rempli de ce que les professeurs de littérature appellent des fautes impardonnables. A commencer par des longueurs dont un éditeur d’aujourd’hui exigerait la coupure, et par des dizaines d’épisodes qu’il faudrait élaguer si le livre était porté à l’écran — et qui le furent effectivement lorsque Guerre et Paix devint un film.

La critique de l’époque reprocha en revanche à Tolstoï son côté démonstratif et son prosélytisme, spécialement dans le morceau de bravoure historico-philosophique qui conclut le dernier tome. Tolstoï voulait faire de Guerre et Paix un roman à thèse. Et, comme il arrive fréquemment en littérature, la thèse qu’on y lit n’est point celle que son auteur croyait défendre.

Tolstoï composa Guerre et Paix vers le milieu de sa vie. Animé par une conception déterministe de l’histoire, il se proposait d’y démontrer que l’homme n’est pas libre de ses choix, et que ni l’action individuelle ni, surtout, celle des généraux et des tyrans, n’ont d’autorité sur le cours des choses. De tels arguments, qui paraissent datés de nos jours, ne sont pourtant pas moins sensés que ceux des rationalistes des Lumières, ou des matérialistes du XIXe siècle. La seule manière de les réfuter, c’est encore d’en dépasser les termes.

C’est ce que fit Tolstoï lui-même. Sa grande fresque annonce sa conversion spirituelle, au moment où l’architecture du roman prenait forme. Guerre et Paix est d’abord le drame du pouvoir de l’esprit humain. À chaque instant crucial du récit, nous voyons des individus autonomes décider de leurs actes. La passivité de Koutouzov devant l’armée de Napoléon à Moscou et la décision des Rostov d’abandonner leurs biens pour que leurs charrettes puissent évacuer les victimes de la guerre, ont une égale signification éthique: les hommes se déterminent suivant ce que leur dicte leur conscience, dans les circonstances les plus héroïques, comme les plus ordinaires — la portée de leurs actions ne se mesurant pas, pour Tolstoï, à leur importance historique. Le déterminisme, forme victorienne du matérialisme, tient dans Guerre et Paix la place ironique qui est dévolue à la fatalité dans la tragédie antique. L’histoire, ainsi que cette grandiose reconstitution de la campagne de Russie le démontre, n’est pas le terrain sur lequel la morale peut se réaliser.

Lorsque l’on relit les critiques de l’époque, on est frappé de constater que les juges de Guerre et Paix, y compris les moins tendres, semblent avoir lu le livre jusqu’au bout, et que les commentateurs les plus intelligents y ont trouvé peu de choses à redire. Aujourd’hui encore, les lecteurs qui se donnent la peine de lire le roman, avec ses temps forts et ses accalmies, parviennent à en atteindre la fin, et à absorber les considérations philosophiques qui le concluent. Alors que les romans à thèse les plus tendancieux d’il y a tout juste vingt ans ne réussissent qu’à nous faire bâiller. Des esthètes comme Tourgueniev et Henry James jalousaient le savoir-faire de Tolstoï qui parvenait à tenir son lecteur en éveil aussi longtemps qu’il le désirait.

Le danger existe cependant de confondre cette lisibilité de Guerre et Paix avec les facilités de la littérature commerciale qui, lorsqu’elle s’essaye à des oeuvres aux ambitions épiques doit tout autant à Tolstoï qu’à d’autres romanciers classiques. Il est vrai que, comme les écrivains faciles, et contrairement à presque toutes les autres figures majeures de la littérature depuis le XVIIIe siècle, Tolstoï ne vivait pas en marge de la société. Aucun de ses héros ne trahit une relation pathologique de son créateur avec le milieu social dont il est issu — milieu qui lui procura, à la fois, les thèmes de son oeuvre et un public.

Les personnages de Tolstoï sont ancrés dans la réalité, et les problèmes qu’ils affrontent, rachetant ou brisant leur vie, sont ceux que connaissent les adultes. Guerre et Paix dresse un inventaire des tragédies et des comédies que ce que nous sommes convenus d’appeler le monde réel, tient en réserve. Puisque le monde réel, cependant, n’est qu’une supercherie destinée aux adultes que nous sommes devenus — et le mot “réalité” l’enfant du Mensonge Social —, la confusion n’est pas difficile à faire entre Guerre et Paix et n’importe quel feuilleton à bon marché. Ou entre le roman de Tolstoï et les fables moralisantes débitées par les porte-parole de l’establishment anglais.

Où se situe la frontière? D’habitude, c’est le degré de maturité du lecteur qui tranche. Mais l’art de Tolstoï est animé d’un tel souffle qu’il provoque chez celui qui entre en contact avec lui une hausse immédiate du sens des responsabilités. Il est à la portée du premier artiste décadent venu de rendre l’irréalité plausible. Rendre la réalité crédible relève d’un tout autre talent, qui est celui des grands maîtres.

Tolstoï réunissait en lui un surprenant mélange d’adaptation à l’ordre établi et de rejet radical des normes sur lesquelles la société — ou, pour être exact, les sociétés — russe de son époque était fondée. Tolstoï n’accordait foi ni au féodalisme, ni au tsar, ni à l’Église. Il ne croyait pas plus au capitalisme ou à la révolution socialiste. Ni ne communiait dans les valeurs marginales de la communauté artistique internationale, entrée en révolte contre la culture bourgeoise.

Les opinions réactionnaires, ou pire encore platement conventionnelles, des grands aliénés du XIXe siècle — je songe à Baudelaire, à Stendhal, à Flaubert — n’ont pas fini de nous irriter. Cependant que Flaubert menait la vie sociale d’un avocat de province, Tolstoï rejetait le Mensonge Social, quels que soient ses déguisements. Cette opposition que Tolstoï maintenait, dans des formes que j’appellerais volontiers non pathologiques, lui était facilitée par son statut privilégié à l’intérieur de la société. Baudelaire n’avait aucun pouvoir. L’ordre social étant son ordre social, Tolstoï avait le droit — celui qui va de pair avec la force — de le combattre. Tolstoï en connaissait intimement le fonctionnement, du haut en bas de l’échelle.

Guerre et Paix conte l’histoire de ces gens qui sont placés suffisamment haut dans la pyramide sociale pour que leurs décisions en temps normal soient suivies d’effet. Pourtant, pris dans une vaste catastrophe, ces “responsables” de la société découvrent que leur volonté se brise contre le monde matériel et que la rédemption ne peut venir que d’une transcendance. De telles situations offrent aux héros le privilège d’exercer pleinement leur humanité, ce qui se produit plus fréquemment dans les nobles tragédies que dans la vie de tous les jours. Tolstoï a conféré aux personnages de Guerre et Paix une vérité dramatique accrue en les plaçant dans un huis-clos. Mais, ici, l’ “unité de lieu” a pris les dimensions de la planète.

En élargissant le champ de sa fresque à des peuples entiers, Tolstoï est parvenu à nous faire croire que chaque participant possède une individualité mieux typée, mieux achevée, que dans beaucoup de romans. Ils sont si puissamment dessinés, que chacun d’eux apparaît dans une terrible lumière. Guerre et Paix élève des milliers de personnages à la dignité tragique des Sept contre Thèbes.

Placés sous une aussi vive clarté, les actes des hommes leur sont pardonnés. La lumière qui les entoure ressemble à celle du Jugement Dernier, et le regard qui les scrute est rempli de pitié. Tolstoï, dans la vie, était réputé pour son intolérance et pour être d’un caractère difficile. Il ne manquait pas de bons motifs d’être brouillé avec le monde et les hommes. Mais, dans son oeuvre, il fait preuve d’une indulgence que l’on rencontre chez peu d’écrivains. Ceci rend peut-être ses créatures de fiction plus humaines qu’aucun d’entre nous. Les oeuvres d’imagination reposent sur des simulacres, comme ceux des fresques de l’Égypte antique, et nous devons les accepter pour ce qu’elles sont: de simples artifices destinés à refléter la réalité. Pourtant, il nous semble connaître le prince André, Pierre Besoukhov, Natacha Rostov et Platon Karataev. Ils vivent dans un monde plus vrai que le nôtre, et dont l’architecture a été conçue par Tolstoï. Le climat du livre est celui d’une joie de vivre ardente, qui coïncide avec le bonheur familial que son auteur connut à Yasnaïa Polyana. “Les gens heureux n’ont pas d’histoire”, devait-il dire en songeant à cette période de sa vie. Cette déclaration, et sa conversion au christianisme, sont les véritables thèses de Guerre et Paix.

D’habitude, la virtuosité technique, un style sans aspérité, l’intégration sociale, les adultes responsables, une intrigue complexe et captivante, et une tolérance sans bornes, dénotent le faiseur de livres, soucieux de plaire à son public. C’est pourquoi ces qualités sont censées être celles d’Ananias, le faux artiste. Chez Tolstoï, elles n’étaient pas feintes. Il était le plus intègre des artistes. Et je ne sais rien de plus touchant que de rencontrer effectivement chez quelqu’un les vertus dont se réclament les pharisiens. Au bout du compte, les idées pour lesquelles Tolstoï entama une prédication passionnée après la publication de Guerre et Paix, et qui sont les lignes de force intellectuelles de son roman, celles-là mêmes qui lui valurent d’être traité d’extravagant par ses critiques les plus favorables, se sont révélées justes.

La société existante est une duperie mortelle. Les hommes doivent apprendre à vivre dans la simplicité et l’harmonie, dans le respect d’autrui et l’amour. Ou bien l’humanité ne survivra pas à ce siècle. Voilà qui ne fait de doute pour personne, ou presque.

 


 

Edmond et Jules de Goncourt : Journal

Le 2 décembre 1851, jour de la sortie en librairie de leur premier roman, les frères Goncourt commencèrent à tenir un journal, transcrit, comme le seront toutes leurs oeuvres communes, de la main de Jules. Cette date, qui recoupe celle de l’anniversaire de la bataille d’Austerlitz, est également celle du coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte. L’Assemblée nationale est dissoute. Les chefs de file des partis, républicains et royalistes, sont jetés en prison. La France se réveille affligée d’une dictature. Le 20 janvier 1870, Jules de Goncourt meurt. Edmond qui, dans un premier geste, avait songé à interrompre le journal, continue sa rédaction, dans un esprit que la disparition de Jules a modifié jusqu’en 1896, année de sa mort.

Ces dates doivent être mises en évidence. Car, dans la seconde moitié du XIXe siècle, et spécialement entre 1850 et 1875, c’est une culture radicalement neuve qui s’épanouit en France. Il y avait eu un nombre toujours croissant de novateurs et de précurseurs de la sensibilité moderne depuis cent ans, mais ces dernières années furent celles où cette modernité gagna par imprégnation toutes les couches de la population.

La France jouait de nouveau un rôle prépondérant dans les arts et la littérature. Des romanciers, des poètes, des peintres, allaient proposer des réponses aux problèmes de la vie, avant que l’humanité civilisée ne s’engage sans retour possible dans la première conflagration mondiale. Un certain mode de vie français et ses usages, nés au XIXe siècle, devaient pourtant se perpétuer jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale: l’élégance, la bonne chère, l’art, les bons vins, les femmes, la “haute société”, la vie mondaine ou encanaillée, pour le dire d’un mot: toute cette culture qu’évoque pour nous la France. Une esthétique venait de naître, portée par un peuple entier, et qui devint à elle seule une force historique.

Le Journal des frères Goncourt jette l’éclairage le plus vif sur cette culture, sur cet accord quant aux réponses qu’il convient de faire à la vie. Nous le saisissons en action, nous le voyons gagner du terrain, et puis s’engager sur sa pente descendante, ou revêtir des formes changées. Les Goncourt ont retracé l’évolution d’une époque et de son style. Plus profondément, la dérision de l’histoire aboutit en ces volumes, accentuée par le sens de la dérision des deux diaristes, au déclin et à la chute tragique, sinon épique, de toute une façon de vivre.

Ils revivent tous devant nous: Baudelaire, Gautier, Hugo et Flaubert; les Dumas, Alphonse Daudet, Zola, Mallarmé; sans oublier les peintres: Degas, Gavarni, Constantin Guys, et Courbet. Toutes les mondaines et les cocottes de ce temps, maîtresses de l’Empereur ou actrices occasionnelles, sont convoquées. Nous allons de banquets en enterrements, de guerres en révolutions. Napoléon III fait ses débuts dans les premières années du Journal; l’entrée de Bismark et la Commune de Paris se produisent au moment de la mort de Jules; le nouveau siècle se profile en la personne de Robert de Montesquiou, le futur Charlus de la Recherche. Cet univers avait son comique et il avait son amertume. Il était tellement plein et complexe, il produisit tant d’oeuvres maîtresses dont nous n’avons pas épuisé les prodiges, qu’il nous est pénible d’admettre qu’il soit à jamais révolu. Il nous reste de cet âge les brèves notations du Journal, qui palpitent et craquent comme des feuilles mortes sous nos pas.

Les Goncourt ont hissé l’art du journal intime à des sommets qu’il n’avait pas connus avant eux. L’étoile de Samuel Pepys pâlit devant celle des deux frères. Chaque entrée est un univers, qui prend sa place dans un ensemble. On a le sentiment que les auteurs savaient de quoi seraient faites les cinquante prochaines années avant de s’asseoir à leur table de travail. Des personnages sortent de l’ombre et y rentrent aussitôt, toujours multiples. Il se produit des renversements de situation stupéfiants. L’une des pages les plus bouleversantes concerne la mort de la vieille nourrice des Goncourt. Cette femme était restée à leur service jusqu’à son dernier souffle. Le jour de sa mort, Jules et Edmond voulurent consacrer à cette servante d’un dévouement peu courant une élégie remplie de tendresse et de reconnaissance. Mais, pas plus tard que le lendemain, ils apprenaient que leur fidèle nourrice n’était qu’une femme minée par le vice et qui, toute sa vie, leur avait dérobé de l’argent pour entretenir des gigolos et faire la noce.

Les pages du Journal sont parcourues d’une sensualité à la teneur aussi singulière que la culture dans laquelle vivaient les deux frères. Ils ont fait scandale. Leurs contemporains les accusèrent de malveillance et d’impudeur. Aucun de ces défauts ne transparaît, dans la période, du moins, où le Journal est commun. Le lecteur s’aperçoit vite qu’il leur aurait été facile, au contraire, d’être provoquants, si tel avait été leur dessein. Ils cherchaient à consigner fidèlement les mobiles et les comportements de leur entourage, sans souci de choquer. Ils ont révélé sans fard l’intimité de certaines vies. Mais leurs carnets sont empreints d’une réelle pitié pour les faiblesses, les gaspillages, et les passions auxquelles les grandes destinées elles-mêmes consacrent une place et une énergie dévorantes. Toute leur époque est imprégnée d’un érotisme insistant et fiévreux, qui se manifeste là où on ne l’attend pas, et qui rappelle l’atmosphère des romans de Simenon, le dernier chroniqueur d’un mode de vie en voie de disparition.

Nous assistons à l’irrésistible ascension de certaines nymphettes, qui se servent de leur lit comme d’un tremplin pour réussir dans la société. Ou au mouvement inverse: des généraux, des artistes, ou des ministres, vieillissent, perdent l’esprit, et tombent dans la fange. Les Goncourt sont aux lieux interlopes ce que Gibbon avait été pour l’histoire de Rome. Ils en sont presque les Toynbee car, de ce qui, au premier regard, semblait n’être qu’un journal intime, émerge indéniablement une philosophie de l’histoire que l’on peut résumer ainsi: l’ambition et le vice ravalent l’être humain au niveau de la bête. C’était aussi le temps des nouveaux riches. Mais les Goncourt leur ménagent une maigre place, car ce qui les intéresse au premier chef sont les gens qui comptent dans une société, ceux qui infléchissent son cours et sa culture. L’histoire se crée dans leur vie quotidienne, et non sur la scène politique ou à la guerre. Et ces vies fuient généralement les regards indiscrets des témoins.

Nous sommes dans la seconde moitié du XIXe siècle. La société dominante en France présente une image, une façade, aussi satisfaite de soi que celles de l’Angleterre victorienne. Les Goncourt n’essaient pas de débusquer le Mensonge Social, sinon lorsque ses représentants officiels s’avisent de les poursuivre devant les tribunaux, et font peser des menaces de censure sur leurs livres. Ils partent du point de vue que chacun “sait ce que lui réserve la vie”. De sorte que, de nos jours encore, ils scandalisent ceux qui ne le savent pas, ou feignent l’ignorance.

En tant que frères également, les Goncourt forment à n’en pas douter un couple exemplaire. Ils furent plus étroitement unis que mari et femme dans leur vie et leur travail. Ils se sont voués un amour plus fort que celui d’une fraternité ordinaire. Leur journal ne fait mention d’aucune dispute, d’aucun désaccord entre eux qui aient porté à conséquence. Chacun eut des maîtresses, mais ni l’un, ni l’autre ne semble avoir connu le grand amour, ou s’être engagé de beaucoup vers l’autre sexe. Longtemps après la mort de Jules, Edmond écrivit un jour l’histoire de deux acrobates qui, “afin d’exécuter un numéro impossible, avaient dû souder leurs systèmes nerveux” — ce qui est exactement la prouesse réussie par les deux frères. Leurs romans, et ce qui est encore plus surprenant, leurs carnets sont le fruit de deux sensibilités parfaitement accordées.

La mort de Jules entraîna un changement dans le Journal. Edmond se sentit amputé d’une partie de lui-même jusqu’à la fin de sa vie: une moitié du rédacteur, et une moitié de l’observateur, avaient disparu. Son frère étant mort en 1870, il ne fit paraître le premier tome qu’en 1887, et les deux volumes suivants en 1888. On pense qu’ils n’avaient prévu qu’une publication posthume. Sur la fin de sa vie néanmoins, Edmond fonda en partie sa carrière sur le Journal.

En cette année 1870, le siècle semble atteindre son Âge d’Or. Les Goncourt sont au faîte de leur renommée. En l’espace de quelques mois seulement, leur monde s’effondre. Jules meurt de la syphilis. L’armée de Bismark déferle sur la France. L’Empereur abdique. La Commune s’empare de la capitale, avant d’être réprimée par la terreur blanche. C’est l’un des premiers massacres de classe, ou le premier génocide, dont notre siècle se montrera si prodigue par la suite. La modernité qu’avait connue Edmond est jetée à bas, et un schisme, qui ne s’est jamais résorbé, divise la France. Edmond prend des notes au vol sur la Commune de Paris et, en dépit de sa haine pour les classes populaires, il exprime sa sympathie devant leurs souffrances, et une vague compréhension de ce qui va en résulter. La suite de son Journal fait le récit de ces résultats: l’effondrement d’un des grands moments de l’humanité, et delui de l’auteur en même temps.

 


 

Mark Twain : Huckleberry Finn

La littérature occidentale a commencé par un chant épique et un récit d’aventure d’une grandeur insurpassable. La Grèce n’était alors qu’un point de lumière microscopique, perdu au milieu d’un océan de ténèbres, où se déchaînaient des créatures malfaisantes, des monstres humains, et des forces naturelles maléfiques. C’est dans ce monde inamical qu’Ulysse voyagea, emportant sur sa fragile embarcation, outre son propre corps malmené par les flots, l’Ordre, la Raison et l’Ingéniosité de la communauté grecque. L’ingénieux Ulysse... symbole des milliers de négociants-aventuriers qui sillonnaient les mers, des côtes atlantiques du Maroc et de l’Espagne, jusqu’au Caucase et qui, de retour sur les marchés de sa petite patrie éclairée, retrouvait un peuple avide de nouveautés, à entendre dire ou à raconter.

Ulysse, le négociant-aventurier qui se déplace comme un point de lumière sur la carte obscure de la Méditerranée, est l’ambassadeur de la civilisation, de la raison, et de l’ordre, confronté au désordre et à l’irrationalité de la nature — hostile, inaccessible à la morale, fréquentée par des divinités infernales et étrangement décadentes. Circé, Calypso ou Polyphème, personnifications d’un monde dépassé, savent dans le secret de leur coeur, d’instinct, que leurs jours sont comptés. Elles appartiennent au vieux monde, et se révéleront impuissantes face à l’ingéniosité et à l’agilité d’Ulysse, le héros qui défera Poséidon en personne, domptera les flots en furie aux multiples voix.

Vingt-cinq siècles après Homère, un Américain allait écrire une sorte de contre-Odyssée, l’histoire de deux copains, dérivant au fil de l’eau, sans voile ni moteur, et dépassant les limites de la civilisation — une civilisation hostile, dépourvue de valeurs, hantée, et précocément entrée en décadence. N’était le manche à balai qu’ils utilisent en guise de gouvernail pour éviter les écueils et les tourbillons, les deux amis se laissent emporter par le courant — un courant qui rappelle celui du Tao Te King. Ulysse affronte la mer et Poséidon avec des rames et des voiles. Jim et Huckleberry, soit coopèrent avec le Mississipi, soit se laissent passivement guider par l’onde. L’ennemi les épie du rivage, dans les villes de la frontière de l’Ouest, dans lesquelles l’habitant mène un mode de vie qui ne diffère pas tant de celui de la Grèce homérique.

Le jugement que porte Mark Twain sur ces villes et la façon dont on y vit n’est pas celui d’Homère. Il ressemble plutôt aux conceptions du saint Paul des Actes des Apôtres, un saint Paul qui serait devenu athée.

Huckleberry Finn n’est pas inspiré de L’Odyssée à la manière de l’Ulysse de Joyce, par exemple. Mais Mark Twain n’a pu s’empêcher de penser à Homère, à Robinson Crusoe et au Voyage du pélerin, à toute cette littérature de voyages, à laquelle appartient aussi le livre de Marco Polo. Il les prend tous consciencieusement à contre-pied.

Il est clair que Huck et Jim sont de nouveaux Robinson et Vendredi; mais c’est Jim, l’ancien esclave, qui cette fois est raisonnable, qui a les connaissances et n’est jamais à court d’idées. C’est Jim qui agit dans le respect d’une ligne morale irréprochable et spontanée, en vertu non pas d’un système de pensée, mais d’une aptitude naturelle, soutenue par toute une vie d’expérience. Sur l’île de Robinson, régnait une société en modèle réduit, dirigée par un “homme d’affaires” pré-industriel et libéral, flanqué de la “force de travail” à sa disponibilité, et qui n’avait guère à redouter la lutte des classes ou la concurrence.

La barque de Huck et Jim est le véhicule passif des forces naturelles, sur lesquelles glisse un couple d’amis, soudés par une camaraderie sans aliénation. Chacun d’eux s’appartient et jouit de l’intégrité de sa personne. Bien que leur maison flottante subisse quelques rudes assauts, elle leur permet de se faufiler tant bien que mal dans la confusion morale environnante. Sur les berges du fleuve, en zone civilisée, l’homme est resté un loup pour l’homme.

Chaque épisode de L’Odyssée d’Homère se conclut par une victoire de la raison; chaque épisode du périple de Jim et Huck est l’occasion de découvrir au désordre de nouvelles perspectives. “Les meilleurs d’entre les hommes manquent de sincérité; et les passionnés sont ce qui se rencontre de pire.” Pour les Grangerford et les Shepherdson, l’honneur n’est qu’un prétexte pour se faire la guerre. L’histoire n’est qu’une illusion: tous les Ducs et les Dauphins de la terre ressemblent aux deux imposteurs qui envahissent le canot des deux fugitifs. Pourtant, si ces roublards réussissent à monter à bord, ils ne parviennent pas à s’infiltrer dans la petite communauté formée par Jim et Huck. Après leur départ, et malgré les dommages qu’ils ont causés, tout reste comme devant. Derrière les Dauphins et les Ducs, derrière les assassins bouffis d’honneur, la populace grouille comme la vermine sur une charogne.

Mark Twain ne concède qu’une chose à son ennemi Walter Scott: il fait place à deux ou trois pures et nobles figures féminines, qui émergent du chaos, comme des pics immaculés au-dessus d’un océan de glace. Les femmes sont épargnées dans l’accablante sociologie de l’aliénation que représente l’oeuvre de Mark Twain: elles seront la faiblesse de sa vie, et ce sont elles qui l’empêcheront d’atteindre la plénitude de ses moyens d’artiste. Stendhal se faisait moins d’illusions. Les femmes sont les bonnes fées et les princesses des contes de Twain, ses uniques consolations dans un cauchemar de violence et d’hypocrisie.

Tout passe. Les vieux démons de l’épopée se dissipent, comme nos mauvais rêves. La réalité, c’est le Mississipi; la réalité, c’est le courant du Tao. Le reste n’est que songe et mensonge: “Il a fait un rêve, dit Huck, et le rêve l’a tué”. Rêve étrange, réplique la voix de la civilisation.

Pourtant, songe et mensonge l’emportent. La communauté solidaire à la fin se disloque; les deux copains tombent sans méfiance dans le piège tendu par Tom Sawyer, par le monde de l’éthique du travail, dont les barreaux sont peints des couleurs chatoyantes de la publicité. L’analyse que fait Mark Twain de notre société prédatrice rejoint les thèses de Thorstein Veblen. Tom est la personnification de la libre entreprise, vêtue de culottes courtes et qui, à vrai dire, a quelque chose d’un monstre.

Certains commentateurs peu perspicaces ont critiqué la conclusion du livre. Je pense au contraire que le retour de Jim et de Huck, dans le giron de la civilisation qu’ils avaient fuie, est ce qui fait basculer le roman dans la comédie noire, ce qui en fait une pièce du théâtre de la cruauté. Dans ce cas encore, le Mensonge Social l’emporte sur la fraternité. Le Roi et le Duc, le combat sanglant qui oppose les Grangerford aux Shepherdson, avaient pu être vaincus. Mais c’était compter sans les Tom Sawyer et les Tante Sally. Ce sont eux qui règnent désormais, ce sont eux “la réalité”, et ils ne disparaîtront jamais. Ils sont peut-être plus irréels que le Dauphin, cet histrion odieusement peinturluré, mais ils occuperont toujours le terrain. On voit là que si Huckleberry Finn est un livre “pour enfants”, c’est à peu près au même titre que les Voyages de Gulliver! A moins qu’il ne soit à la lettre un livre destiné à la jeunesse: à lire et méditer par tous les petits Américains. Si on en juge par ce qui est rapporté récemment dans les journaux, c’est ce qu’ont commencé à faire certains d’entre eux.

L’homme Mark Twain a dû lutter pour perdre ses propres illusions. Nous avons déjà évoqué la première d’entre elles: la femme idéale, jeune ou plus âgée, mère, soeur ou fille, que le “système” n’a pas corrompue. Huckleberry Finn repose en grande partie, et s’achève, sur l’idée de la pureté féminine. Le mythe de la frontière était une autre illusion personnelle de Twain, qui fait dire à Huck, à la fin du livre: “Je crois qu’il va falloir que je file au Territoire avant les autres”. La vie et la personnalité de l’auteur de “Huck“ furent affectées par de telles utopies. Autre mythe: le Fleuve, avec une majuscule. Vers le milieu de sa vie, Twain fut pris du désir de revoir le Mississipi. Mais il ne reconnut pas la rivière de son enfance. Il retrouva à l’Ouest la fausseté qui régnait à New York; il y fit même la rencontre d’un faux Mark Twain, l’écrivain Bret Harte. La fraternité: autre illusion de Mark Twain. Son frère Orion le tyrannisa toute sa vie et lui coûta beaucoup d’argent. Quant aux femmes nobles et pures qu’il connut, elles firent de leur mieux pour le détruire, et faillirent y parvenir.

En tant qu’auteur, il a donné le ton et inspiré la forme de centaines de romans qui se sont publiés ici. Nulle autre civilisation dans l’histoire n’a été rejetée aussi radicalement que la nôtre par ses écrivains. Bien que l’oeuvre de Mark Twain soit plus violemment opposée à l’ordre établi que celle de Stendhal, Baudelaire ou Flaubert, elle est, paradoxalement, mieux tolérée que la leur par la société. À maints égards, Twain fut l’exemple parfait de l’Américain cultivé (généralement autodidacte) de son époque. Très fêté de son temps, il fut vraisemblablement l’un des auteurs les plus populaires de ce pays. Il me paraît significatif que son travail de journaliste humoristique ait obtenu un moindre succès que Huckleberry Finn, et que même ses livres les plus caustiques et les plus noirs aient été, et restent, très populaires: l’Américain typique, dans son for intérieur, n’est peut-être pas l’optimiste qu’il veut paraître aux yeux du monde. Les mensonges qu’il rejette, et les mythes dans lesquels il projette ses espoirs, sont ceux-là mêmes qui déchiraient Mark Twain.

Nous avons coutume de croire qu’une oeuvre qui étudie les ressorts secrets de l’esprit humain doit être érudite, abstraite et, pour tout dire, hermétique. C’est l’inverse qui est plutôt vrai. Le périple de Jim et de son ami Huck narre les aventures simples qui surviennent à des gens simples eux aussi. Il a parfois été comparé au voyage sous terre d’Osiris; mais Osiris et monsieur Tout-le-Monde ne font qu’un. Dans le même sens, suivant en cela les mauvais exemples qui s’offrent aujourd’hui, on a tendance à oublier que la comédie noire est également une comédie grossière, et qu’elle est aussi désopilante que l’univers dans lequel Jim et Huck échouent à la fin. Le schéma de base de la comédie, cela a été souvent vérifié, reste l’opposition entre un personnage falot, dépourvu de personnalité, et deux autres personnages, décidés à rester eux-mêmes, quoi qu’il advienne, comme dans Huckleberry Finn.

Tout cela a quelque chose de très américain. Le roman de Twain occupe le même univers symbolique que “Passage pour l’Inde” de Walt Whitman. Les rêveries auxquelles s’adonne Huck dans la nuit infinie, bercé par le flux éternel, sont celles du petit enfant “venant du berceau, perpétuellement balancé”. Fils d’avocats; travailleurs itinérants et aventuriers dans leurs vertes années; puis, hommes d’affaires en difficulté à l’âge mûr; époux soumis à des femmes innocentes; brillants conteurs; cyniques en matière de politique; amoureux de leur travail; hommes d’action: des millions d’Américains ressemblent à Mark Twain. Et leurs rêves à eux aussi, sans qu’ils le sachent, font écho aux rêves de Lao Tseu, d’Osiris et de Don Quichotte. Voilà en quoi réside le pouvoir de Mark Twain. Une traduction anglaise du Tao Te King s’intitule: “La voie et son pouvoir”. Tel aurait pu être le titre de Huckleberry Finn.

 


 

Tchekhov : Théâtre

S’il faut en croire les véritables amateurs de théâtre moderne, Ibsen, Strindberg et Tchekhov occupaient, à l’orée du XXe siècle, la position tenue dans l’Antiquité par Eschyle, Sophocle et Euripide. L’idée a de quoi frapper l’imagination. Que s’est-il donc passé durant les deux millénaires qui séparent les uns des autres? Serait-ce le public qui a évolué? Les dramaturges? L’art dramatique dans son ensemble? Ou bien enregistre-t-on un mouvement d’une toute autre amplitude, qui ne concernerait pas la civilisation, mais toucherait principalement la nature humaine? Nous avons le sentiment qu’Antigone nous est restée compréhensible mais si, au cours de la même soirée, nous assistions dans la foulée à une représentation des Trois Soeurs, il serait difficile de ne pas nous apercevoir qu’un monde nous sépare des anciens Grecs.

Ibsen et Strindberg ont, dans certaines pièces, cherché à rivaliser expressément avec leurs illustres aînés, avec Shakespeare, Schiller, Sophocle ou Eschyle. À en juger par les résultats obtenus, la compétition était inégale. Peer Gynt, ou Le Chemin de Damas, ont peu de ressemblance avec les grandes tragédies du passé, quoique l’on puisse observer chez Strindberg des échos infidèles d’Euripide. Le cas de Tchekhov est encore plus embarrassant. Je me demande comment les Grecs auraient réagi devant La Mouette. Probablement l’auraient-ils rangée dans le répertoire de Ménandre et des autres représentants de la Comédie nouvelle, auteurs de pièces de moeurs et de vaudevilles. Ce qui, soit dit entre parenthèses, aurait été conforme aux indications de Tchekhov. Nous ne prêtons pas suffisamment attention aux sous-titres de ses oeuvres, mais ils sont clairement imprimés au milieu de la page: La Mouette, “comédie en quatre actes”; Ivanov, et Les Trois Soeurs, “drame”; Oncle Vania, “scènes de la vie de campagne”; tandis que La Cerisaie, qui est sans conteste la plus triste de toutes, se voit attribuer le sous-titre de “comédie”.

En quelques mots, Tchekhov affirmait ainsi ses convictions esthétiques et sa philosophie de la vie. Vouloir faire de ses pièces déchirantes des tragédies au même sens qu’Oedipe Roi, serait tomber dans le piège de la sentimentalité. Nul auteur n’a une capacité de sentir comparable à la sienne. Nul n’a sa délicatesse dans le discernement lorsqu’il s’agit de dépeindre, et donc de juger, les vies monotones d’hommes et de femmes plus qu’ordinaires. Mais nul n’est moins sentimental que Tchekhov. C’est cette discrétion que lui reprochait un sentimentaliste truculent comme D.H. Lawrence, qui réservait à l’écrivain russe toute sa détestation, et ne pouvait admettre qu’un artiste ne chausse pas des semelles de plomb pour défendre la bonne cause et chanter les forces primordiales de la vie.

Tchekhov a toujours tenu à rappeler que les cinq pièces de sa maturité, auxquelles le public s’obstinait à accoler l’étiquette de tragédies, étaient des prolongements dans l’âge mûr des vaudevilles de ses débuts. Pourtant, si les coups de pistolet enrayés d’Oncle Vania, ou le fameux “Moscou, Moscou, nous ne reverrons plus Moscou!” d’Irina, ne sont pas tragiques, alors, Tchekhov se moque de nous, et de ses personnages et, plus encore, de ses acteurs. Non. L’art de Tchekhov est d’une discrétion si naturelle qu’il lui suffit de laisser apparaître ses personnages pour ce qu’ils sont, sachant pertinemment que la vie se chargera de se moquer d’eux, et de nous.

Son objectif était de créer un nouveau théâtre, un théâtre conforme à la réalité. Les partisans du réalisme et du naturalisme étaient légion dans la Russie de son temps, et depuis. Mais Tchekhov ne ressemble qu’à lui-même. Le répertoire naturaliste utilise tout un arsenal d’artifices pour imiter la “vie réelle”, et ne fait que répéter des arguments puisés dans le réservoir d’une morale dramatique et littéraire usée jusqu’à la corde.

Il existe un art dramatique plus réaliste que celui de Tchekhov. Le sien n’est pas anecdotique, soucieux de la ressemblance des décors, des situations ou des dialogues. C’est un naturalisme d’essence morale. Ses personnages solitaires, au fond des provinces russes, déçus par la vie, sans perspectives et sans espoir, ou la tête bruissante de projets irréalisables, et qui mènent tous des existences stagnantes, appartiennent à un théâtre dont Tchekhov a fixé lui-même les règles, et qui forme un genre aussi précisément défini et classique que la commedia dell’arte, ou le théâtre de Plaute et de Térence.

Qu’est-ce que le “réalisme”, le “naturalisme”? Qu’est-ce que la “vie réelle”? Ces questions, nourries d’une inquiétude morale, affleurent derrière chaque réplique, comme la basse d’accompagnement d’un orgue. Contiennent-elles des jugements de valeur? Oui, si l’on admet que la sentence: “Ne juge pas autrui de crainte d’être jugé à ton tour”, en est une.

Quelque chose de dérisoire habite, sans exception, les personnages de Tchekhov. Ceci est un théâtre de l’absurde. Cependant, aucun d’entre eux n’est comique, ni spécialement triste. Telle ou telle pièce peut avoir pour effet de nous attrister, comme la vie nous rend tristes lorsque nous prenons conscience qu’elle a une fin. Mais nous acceptons tous ces protagonistes comme ils se présentent.

L’idée d’accuser l’Oncle Vania, Irina et Trigorine, respectivement d’idiotie, de bêtise et de muflerie, ne viendrait à l’esprit de personne; alors que, manifestement, ce sont des gens qui tiennent des propos d’écervelés, bêtes, et mesquins. Et quand revient sans cesse un de ces personnages qui dit: “Un jour, la vie sera belle. Et nos descendants se souviendront de nous. Ils auront pitié de notre bassesse et de notre misère. Et ils nous remercieront d’avoir souffert pour eux, pour assurer leur bien-être futur” — il ne déclenche en nous ni rire, ni soupir, ni crédulité particulière. Nous pensons: “Il a peut-être raison, mais c’est peu probable. De toute façon, je ne serai plus là”. Et nous passons notre chemin.

Tchekhov eût été horrifié d’entendre quelqu’un lui dire que son art contient une morale. C’est pourtant la vérité. Nous recevons ses tragi-comédies, ses vaudevilles mélancoliques, comme nous accueillerions les événements de notre vie si nous étions subitement devenus sages. Il nous place devant une situation, devant des héros qui traversent, du moins le croient-ils, un moment de crise aiguë. D’où nous sommes, confortablement installés et bien renseignés, nous réagissons avec sagesse. Nous commençons à considérer les affaires humaines comme elles devraient toujours l’être: dans leur vérité intemporelle. C’est par ce biais que Tchekhov rejoint Sophocle.

Lorsque nous avons compris que le langage de Tchekhov ne saurait pourtant être le même que celui de Sophocle, il devient possible de les comparer, et nous nous apercevons alors combien l’art du dramaturge russe est précis et économe. Son théâtre est, à un degré éminent, le théâtre d’auteur des temps modernes, une source de jouissance admirative pour ses confrères écrivains qui voient jouer ou lisent ses pièces en toute connaissance de cause. Tout y est exactement dosé, tellement simple et concis! Et chaque réplique relance l’action... Sophocle, Molière, Racine, on pourrait compter sur les doigts de la main les dramaturges qui allient aussi bien la rigueur et la sobriété.

Tchekhov a le génie des mots simples pour exprimer les vérités les plus simples. Et c’est pourquoi, il est comme la vie elle-même: inépuisable. Quand toute autre oeuvre théâtrale ou littéraire, y compris les romans policiers et la science fiction, nous font bâiller d’ennui, nous prenons plaisir à relire ses pièces ou ses nouvelles pour la centième fois. Tchekhov n’est jamais ennuyeux, car il ne nous donne pas le sentiment d’être un manipulateur. Certes, il nous manipule bien un peu, mais c’est dans l’intention de nous faire voir que “c’est ainsi que se passent les choses”. Et puisque les professionnels de la manipulation des consciences ne cherchent pas à produire cet éveil, l’habileté de Tchekhov — qui est de ne jamais nous donner des certitudes — ne nous apparaît pas.

A la différence des personnages d’Ibsen et de Strindberg — prédicateurs et manipulateurs invétérés —, ceux de Tchekhov ne sont pas des êtres aliénés, séparés du monde. Comme tout un chacun, ils ont des problèmes de communication, qui ne les empêchent pas de former une communauté, à l’intérieur de chaque pièce. Tous, ils souhaiteraient vivre dans une société où l’aide mutuelle existerait et ne serait pas une vaine expression. Ibsen et Strindberg semblent détester leurs personnages; ils semblent avoir conçu des créatures qui, pour rien au monde, n’iraient voir les pièces d’Ibsen et de Strindberg. Tchekhov ne se pose pas la question d’être aimé ou non de ses personnages. Lui, se tient éloigné des tréteaux. Il est hors de vue, tout là haut, au dernier rang du théâtre. Il les écoute en témoin impartial. “J’invente des personnages, dit-il, afin qu’ils m’apprennent des choses sur eux-mêmes”. Étrange credo, et étrangement efficace, pour un dramaturge.

Il n’y aurait plus aucun mérite de nos jours à se donner pour héros idéal Oreste ou Hamlet. Et des centaines d’ouvrages se proposent de nous apprendre quels sont les modèles qui figurent au panthéon de l’inconscient contemporain. Ce sont des êtres bien en vue et tapageurs, ceux-la. En revanche, il est plus difficile de tendre l’oreille à un auteur qui nous dit en substance: vous savez, les véritables héros, ce sont l’instituteur et la dactylo qui habitent la maison d’à côté, ou sur le même palier que vous. Or, tant que nous n’aurons pas compris cela (la plupart d’entre nous ne l’apprendront jamais, quel que soit le nombre de pièces de Tchekhov qu’ils voient), ou tant qu’ils le sauront en surface, comme ils l’apprennent dans les livres, et non dans tout leur être, nous n’aurons pas avancé d’un pouce sur la voie de la sagesse: cette sagesse avec laquelle Sophocle abordait la vie.

 


Version française de Classics Revisited de Kenneth Rexroth, traduite de l’américain par Nadine Bloch et Joël Cornuault et publiée aux Éditions Plein Chant.

Copyright Plein Chant 1991 pour l’édition française. Reproduit avec l’autorisation de l’éditeur et des traducteurs.

Cette reproduction Internet (2005) comporte quelques revisions faites par Joël Cornuault et Ken Knabb.


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