BUREAU OF PUBLIC SECRETS


 

 

Poèmes de Kenneth Rexroth

 

 

(Années 1960)

Deux poèmes pour Brew et Dick
Huit poèmes pour la musique d’Ornette Coleman
Déjà jadis
Les prés aux trembles
Oaxaca 1925
Les hommes de l’organisation dans la société d’abondance
Sous les cyprès, au sommet du chemin de croix
Cinque Terre
Haute Provence
Petit à petit
La roue tourne
Yin et Yang

 

 


 

DEUX POÈMES POUR BREW ET DICK


Blues d’un matin froid, à l’angle de la 32e rue et de State Street

Une fille de chemisier déchiré
Pleure au coin d’une fenêtre crasseuse.
Dans les rues, cassages de gueule.

Chat malade dans le caniveau.
Chiens hurlant au fond des ruelles sombres.
Il n’y a pas tristesse plus profonde

Que les jukeboxes au petit jour.
Filles des salles de jeu qui rentrent.
Putains attablées devant un chop suey.

Maquereaux au restau mexicain.
Flics somnolents, oeuf au bacon.
Point du jour sur le travail, point du jour sur la vie.

Bruits des vieux sacrifices
Qui s’éveillent.
Rafales de neige dans la rue déserte

Devant le premier tramway.
Les amants allument une cigarette
Et se séparent les yeux brûlants,

Avant de disparaître dans le petit matin.


Blues conjugal

Je ne voulais pas ça et toi tu en voulais.
À présent nous y sommes et ça ne te plaît pas.
Tu es piégée maintenant.

Les conserves de haricots blancs, les couches à laver,
Trop fauchés pour le ciné, trop crevés pour l’amour.
Nous ne pouvons rien faire.

Sténos sexy dans le métro.
Le gars de l’épicerie en a une grosse.
Nous n’y pouvons rien.

On n’a qu’une jeunesse.
Il faut s’en aller quand l’heure est venue.
C’est ainsi. Nul n’y changera rien.

Des types sifflent au volant des grosses voitures.
Des trains de marchandises gémissent dans la nuit.
On ne s’en sortira pas comme ça.

C’est la vie.
On est toujours dans le même pétrin.
Il n’y aura jamais rien d’autre.

[1960]


 

HUIT POÈMES POUR LA MUSIQUE D’ORNETTE COLEMAN


si la douleur est plus intense
que la différence
comme l’oiseau dans la nuit
ou les parfums dans la lune
oh sorcière de question
oh lèvres de soumission
dans la chair de l’été
le chausson d’argent
dans la forêt endormie
si l’espoir dépasse la question
par le printemps moussu
dans le midi de moisson
entre les piliers de soie
dans la différence lumineuse
oh langue de musique
oh maître de splendeur
si la chair du coeur
si le fluide de l’aile
comme l’amour
si la naissance
ou la confiance comme
l’amour comme l’amour

*

rêve-t-il tombant dans
la lumière qui emmêle
appelle la lumière
petites gaufrettes effilées
dans le tourbillon
sur de la plume blanche
flottant
dans le ciel les lames
mordillant les seins
frisson nouveau
découvrir le miel
embrasser embrasser

*

Elle n’a pas dit où

maison vide
tous partis
rouge à lèvres lettres bas
déchirés
une étoile
sur la vitre noire de suie
au fond de la forêt écartée
initiales et coeurs entrelacés
nul ne revient jamais
avions de nuit
au-dessus du village fusées volantes
la plus merveilleuse
de toutes
chérie
dans le tiroir
la femme de chambre
a trouvé 1000
faux billets
de dix dollars

*

puis lune
décroissante dans jeunes feuillages
penses-tu aux anciennes blessures
on dirait Mycènes
ces terribles
rois morts leurs visages
recouverts de feuilles d’or
aucun animal ou végétal
nulle part
encore un paysage
des gens dans un bateau
cousus d’aiguilles ou de fil
oiseaux à la voix humaine desséchée

*

qui délivre des certificats
aux personnes concernées :
le porteur est en vie
allume le ciel
défais ta robe
coupe l’arbre
gravis la montagne
embrasse les lèvres
ferme les yeux
parle bas
ouvre
viens

*

le temps tourne comme des tables
le printemps indifférent et extasié
sauve toutes les âmes toutes les graines et tous les esclaves endormis
printemps noir
dans le noir chuchotant volonté humaine
mots prononcés par deux langues s’embrassant
sifflante union
serpent d’Eve
des étoiles surgissent
deux corps nus culbutent
parmi des sapins de Noël décharnés
enflammés comme abeilles et boutons de roses
le feu devient poudre qui tombe
les lèvres se reposent et sourient et dorment
le feu balaie
l’âtre du sang
sur des étoiles doubles rouges et lointaines
ils homologuent leurs testaments liés

*

Blues

la mer sera profonde
l’oeil sera profond
le dernier coup de cloche fut profond

l’iceberg fut gelé
le clou fut gelé
la putain affamée était gelée

la jungle était féroce
la dent était féroce
la pauvre clocharde est féroce

le plat de tripes est mince
l’omelette dans la poêle est mince
aussi mince que la sagesse des siècles

le faucon au zénith comprend
la taupe sous la pelle comprend
le cerveau recourbé comprend aussi

ne l’oublie pas

*

Blues

gris comme l’arctique
gris comme la mer
gris comme le coeur
gris comme l’oiseau dans l’arbre

rouge comme le soleil
rouge comme le rouge-gorge
rouge comme le coeur
rouge comme la hache dans l’arbre

bleu comme l’étoile
bleu comme le goéland
bleu comme le coeur
bleu comme l’air dans l’arbre

noir comme la langue
noir comme le vautour
noir comme le coeur
noir comme la fille pendue dans l’arbre

[1963]


 

DÉJÀ JADIS

Je retourne à la petite maison
De Santa Monica Canyon où
Andrée et moi avons été pauvres
Et heureux ensemble. Parfois,
Le ventre creux, nous volions des légumes
Dans les potagers voisins.
Ou bien, nous allions ramasser
Des mégots, munis d’une torche.
Mais nous pouvions nous baigner
Toute l’année. Notre chien,
Immense bâtard jaune, s’appelait
Proclus et notre chat blanc,
Cyprien. Nous venions de monter
Notre première exposition commune;
On traduisait mes poèmes à Paris.
Nous dessinions dans le jardin,
Sous l’ombrage de l’acacia.
Aujourd’hui, je descends de voiture
Devant la maison au crépuscule.
Les fleurs de l’acacia jonchent l’allée,
Minuscules pastilles de laine d’or.
Un parfum assoupissant et épais
Pénètre la nuit naissante.
L’arbre est deux fois haut comme le toit.
À l’intérieur, un vieillard et
Une vieille se tiennent sous la lampe.
Revenu sur mes pas, je démarre vers
La plage de Malibu pour retrouver
Une amie d’enfance aux cheveux gris
Et contempler ensemble la lune montante
Sur les longs rouleaux ridant la baie.

[1963]


 

LES PRÉS AUX TREMBLES

Regarde. Écoute. La lune
S’illumine. Ne bouge pas. Je ne veux plus
Entendre cette kyrielle
Nostalgique de maris et d’amants.
Cesse de m’interroger
Sur les femmes que j’ai eues.
Tu n’es pas une écolière ni moi
Un professeur de paléobotanique.
C’est assez que la lumière verte
Illumine le duvet de tes bras
Comme un feu d’herbe et que tes yeux
Soient des brouillards de la même lueur infinie.
Laisse les plis et les divisions
De ton anatomie envelopper
Tous les horizons. Ô ma douce
Topologie, mon illusion,
Aussi arrogante et indomptable sois-tu,
Nulle horloge ne peut mesurer
Depuis quand tu t’es endormie
Entre mes bras au beau milieu des
Portes coulissantes, des rideaux tirés,
Des poissons électriques, des lotus en sucre
Et du clair de lune humide et chaud.

[1963]


 

OAXACA 1925

Tu étais une fille splendide
Visage troublé, paupières vertes
Bas de dentelle noire
On s’est rencontrés dans un bar infect
Tu as dit
“Je m’appelle Nada
Je ne veux rien de toi
Je ne te prendrai rien
Je ne te donnerai rien”
Je t’ai raccompagnée par des ruelles
Éclaboussées de lune, d’ordures et de chats
Jusqu’à ta chambre désolée et désordonnée
Tes pieds étaient sales
Le vernis s’écaillait sur tes ongles
On a passé une semaine main dans la main
À vagabonder ensemble extasiés
Par un été étouffant
De guitares, de coups de feu, de feuilles tropicales
Et d’ombres noires sous la lune
Il y a une vie de cela

[1965]


 

LES HOMMES DE L’ORGANISATION DANS LA SOCIÉTÉ D’ABONDANCE

Entre chien et loup: mon épouse
Et mes filles préparent le dîner
Dans la cuisine. J’éteins
Ma lampe et me repose les yeux.
Derrière la vitre la neige
A viré au bleu profond. Antoine
Et Cléopâtre après une rude journée.
Je vois ces hommes et ces femmes
Vigoureux rachitiques
Otant leurs habits de dentelle, de velours
Et de brocart d’or, qui grimpent
Au lit ensemble, nus,
Des poux sous leurs aisselles puantes parfumées,
La couche pleine de punaises.

[1965]


 

SOUS LES CYPRÈS, AU SOMMET DU CHEMIN DE CROIX

Je t’emmène près de San Miniato
Manger une pastèque
Boire une limonade
Dans cette chaude soirée
Où l’Arno à sec s’estompe dans son lit de pavés blancs
Vin miel huile d’olive
Embaument l’air de leurs secrètes vapeurs
Tandis qu’une potière noire
Tourne tourne tourne
Un vase épousant
Le renflement de tes hanches
Des amants soupirent dans l’ombre
Nous sommes perdus entends-tu
Nous sommes tous perdus
Les cent cloches éclatent
Les étoiles parlent

[1965]


 

CINQUE TERRE

Une voix sanglote sur le sable de couleur
À l’endroit où des chevaux multicolores
Courent dans la houle
Nous seuls dans l’univers
Où les chagrins roulent comme l’océan
De l’amour perdu
Sous l’étoile du matin
Qui choit du ciel
Dans l’eau pâle aveugle
Tandis que nous faisons l’amour
À l’extrémité de la falaise
Là où les vignes butent
Contre une lisière d’antiques
Oliviers argentés

[1965]


 

HAUTE PROVENCE

Tous les soirs à sept heures
Nous nous retrouvions sous les vols des hirondelles
Dans l’ombrage dense des antiques platanes
À la même terrasse de café
Sur une placette d’herbe et de gravier
Entourée de maisons de pierre blonde
Où l’eau d’une fontaine —
Parlait à voix basse la langue
Des habitants du centre de la terre
Fumée rose et verte dorée et bleue
Des brins d’oliviers et des sarments
Qui monte des fourneaux où mijotent les dîners
Broderies des hirondelles
Haut dans l’immensité du ciel
Nous échangions des baisers dans le soir parfumé
Puis partions main dans la main
Le long d’une route en lacets
Qui passait un pont romain
La roue du moulin
Qui lentement pivotait
Dans l’eau évanescente
Du lit ténébreux
Jusqu’au ciel à peine éclairé
Retenait dans ses godets moussus
Un aquarium de poissons étincelants
Tels que personne n’en vit jamais
Assis à flanc de coteau nous observions la ville
En contrebas comptant les coups de cloche
Et les étoiles qui s’allumaient une à une
Toi qui avais les cheveux flous un corps de plume
As-tu regardé cette demi-lune
Qui est passée il y a dix heures
Au bout de ta rue en pente
Flottant sur la Méditerranée

[1965]


 

PETIT À PETIT

Nous dormions nus
À même les couvertures lorsque saisis
Par le froid nous avons rampé
Sous les draps chauds et fait l’amour
Au petit jour tu as dit
“Il a neigé cette nuit sur la montagne”
Là-haut sur la diorite bleue noire
Frêles taches de neige orange
Dans l’aurore rougeoyante
J’ai répondu
“Cela fait des mois qu’il neige
Partout sur le Canada en Alaska
Sur le Minnesota dans le Michigan
À cette seconde il tombe de la neige fondue
Sur les rues endormies de Chicago
Petit à petit on refait le monde
Même au Mexique même pour nous”

[1965]


 

LA ROUE TOURNE

Tu portais robe de satin et voile de gaze
À présent tu séjournes avec moi en montagne près des cascades.
J’ai lu jadis ces vers que Po Chu Yi
Composa quand il avait un certain âge.
Il surent me toucher malgré ma jeunesse.
J’ignorais alors que, à mi-vie,
Une ravissante et jeune danseuse
M’accompagnerait près des chutes de cristal,
Sous les sommets de neige et de granit.
Je savais moins encore qu’elle serait
À la différence de Po, ma propre fille.

La terre se tourne vers le soleil.
L’été s’installe sur les cimes.
Des coqs de bruyère bleus tambourinent dans les sapins rouges
Au long des jours lumineux.
Tu piques des plumes de geai bleu et de colapte
Dans tes cheveux.
Deux fois deux hirondelles d’un vert violet
Jouent au-dessus du lac.
Les oiseaux bleus sont revenus
Nicher sur la petite île.
Les hirondelles boivent au vol,
Badinent, zigzaguent, piquent
Et rappellent celles qui virevoltent
Sur le Ponte Vecchio et sous ses arches
Une pluie fine traverse le lac
Dans un léger sifflement. Après l’ondée,
Des vesses de loup géantes, pareilles à des carapaces
De tortues, naissent au bord du pré.
Les neiges de mille hivers
Fondent sous le soleil d’un unique été.
Des cyclamens sauvages éclosent près du ruisseau.
Des truites tournent dans l’eau transparente.
Cris des marmottes, le soir, dans les rochers.
Le Scorpion s’enroule sur les champs de glace qui miroitent.
Un moineau nocturne à couronne blanche chante au coucher de lune.
Le tonnerre gronde dans le lointain.
Notre campement, lumière isolée
Au coeur de cent monts et cascades.
Les voix entremêlées de l’eau
Qui chute conversent la nuit durant.
Au chaud dans ton duvet,
Joues et paupières éclairées par les étoiles,
Ton souffle s’abaisse et s’élève
Avec un minuscule nuage dans la nuit gelée.
Dix mille chants d’oiseaux saluent le jour.
Dix mille années tournent inchangées.
Cela fut et ne se retrouvera plus.

[1965]


 

YIN ET YANG

Le printemps est de retour sur la Côte Rocheuse,
Chaud, parfumé, sous la lune de Pâques.
Les fleurs ont repris leur place.
Les oiseaux ont retrouvé leurs arbres.
Les étoiles d’hiver se couchent dans l’océan.
Les étoiles d’été se lèvent des montagnes.
L’air fourmille d’atomes de vif-argent.
La résurrection enveloppe la terre.
Géométriques, resplendissants, immortels,
Hommes et animaux défilent à travers le ciel
Menant leur cérémonie mystérieuse.
Le Lion donne la lune à la Vierge.
Celle-ci se tient au carrefour du ciel,
La pleine lune dans sa main droite,
Dans la gauche, un épi de blé scintillant.
Le rite de renaissance atteint son apogée
Il resurgit du monde d’en bas
Proclamé dans la lumière du zénith.
Dans le monde d’en bas le soleil nage
Entre les poissons nommés Oui et Non.

[1965]


Ces traductions sont tirées des livres L’automne en Californie (Éditions Fédérop, 1994) et Les constellations d’hiver (Librairie La Brèche, 1999), et ont été reproduites avec l’autorisation du traducteur, Joël Cornuault, et des éditeurs. Les poèmes originaux sont extraits de The Collected Shorter Poems of Kenneth Rexroth (copyright 1966 New Directions Publishing Corp.). Copyright pour les traductions françaises: Éditions Fédérop et Librairie La Brèche.

Les poèmes écrits pour le jazz (“Deux poèmes pour Brew et Dick” et “Huit poèmes pour la musique d’Ornette Coleman”) ont paru dans la revue Europe (octobre 1997). Copyright Joël Cornuault, reproduits avec l’autorisation de Joël Cornuault et de la revue Europe.


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