BUREAU OF PUBLIC SECRETS


 

 

 

Une petite école remporte
une grande victoire


Shimer College, “l’école great books de Chicago”, vient de contrecarrer une “tentative d’OPA hostile”, et de virer son président.

Cette petite école d’enseignement supérieur a surmonté de nombreuses crises depuis sa fondation en 1853, mais elle n’a jamais approché de si près la destruction que cette année, lorsque le président récemment embauché, Thomas Lindsay, a noyauté le Conseil d’université en y introduisant 13 de ses “hommes” aux intentions cachées. Avec le soutien d’une faible majorité de ce Conseil augmenté, Lindsay a inauguré un type de direction et d’administration de plus en plus dictatorial, défiant ainsi avec mépris la tradition shimerienne de gestion partagée et laissant entendre que les professeurs et le personnel administratif qui n’accepteraient pas de suivre son programme seraient bientôt obligés de chercher du travail ailleurs. Des recherches menées par des étudiants et des alums [anciens étudiants] ont révélé que tous les nouveaux membres du Conseil, comme Lindsay lui-même, avaient des connexions avec l’extrême-droite, et que la plupart d’entre eux étaient étroitement liés à un très riche donateur anonyme.

Les soupçons d’une OPA hostile se sont renforcés en janvier 2010 quand la tentative de contrebalancer les 13 membres nommés par Lindsay (dont aucun n’avait la moindre lien préalable avec Shimer) en ajoutant au Conseil cinq alums hautement qualifiés a été bloquée par un comité dominé par les lindsayites — preuve que la nouvelle majorité avait l’intention de maintenir son contrôle. En février, Lindsay a élaboré un nouveau cahier de charges pour l’école, en y supprimant l’accent mis sur la participation étudiante comme élément essentiel d’une éducation favorisant “une pratique sociale bien informée et responsable”, et non sans y adjoindre quelques boniments boursouflés et gratuits en faveur des valeurs américaines (une véritable insulte à l’esprit traditionnel de Shimer, qui prône l’examen indépendant sans jamais préjuger des conclusions). Malgré de nombreuses objections et protestations, il a réussi à faire passer ce nouveau cahier de charges par un vote du Conseil de 18 voix contre 16.

L’Assemblée de Shimer — un corps comprenant tous les étudiants, tous les enseignants et tout le personnel administratif (les alums peuvent y participer, mais sans droit de vote) — a rejeté le cahier de charges de Lindsay par une écrasante majorité et a approuvé unanimement un cahier différent. Entre temps la crise avait fini par être “couverte” par la presse nationale (y compris dans un article particulièrement malhonnête du Wall Street Journal), tout en provoquant l’union quasiment de tous dans la communauté shimerienne. Des centaines d’alums ont signé une pétition internet demandant la démission de Lindsay, et le 18 avril, l’Assemblée, tout entière (avec trois abstentions), a voté la défiance à son égard. Cette opposition quasiment unanime, soutenue par des discussions et des négociations en coulisses, a réussi à gagner les deux votes décisifs dans le Conseil d’université, qui dans une réunion secrète du 19 avril a voté à 18 voix contre 16 le renvoi de Lindsay, décision à prendre effet immédiatement.

* * *

Certes, le fait que Shimer soit mon alma mater, a joué dans l’intérêt que j’ai porté à cette lutte. En soi, ça n’aurait pas d’importance — j’ai fréquenté nombre d’autres institutions sans aucun attrait ou intérêt. Mais, et j’espère n’être pas abusé par une sympathie teintée de nostalgie, Shimer est une école assez inhabituelle, et cette lutte à mes yeux mérite d’être analysée. Je l’ai fréquentée de 1961 à 1965. (Si cela vous intéresse, quelques-unes de mes expériences personnelles sont racontées ici.) À cette époque Shimer se trouvait à Mt. Carroll, petite ville du nord-ouest de l’Illinois, et comptait environ 300 étudiants. Pendant les années 70, une suite de crises financières l’ont finalement contrainte à vendre son campus. À ce stade, quelle autre école n’aurait pas abandonné? Mais les étudiants et les professeurs de Shimer s’étaient tellement impliqués dans leur projet et leur programme éducatifs qu’ils n’ont pas hésité à tout emballer et à déménager l’école dans deux petits bâtiments de Waukegan (juste un peu au nord de Chicago). À ce moment-là, il y avait 43 étudiants, et les professeurs travaillaient quasi bénévolement. Serrant les dents pour tenir le coup, tous ont persévéré cependant… jusqu’à remonter dans les deux décennies suivantes à plus d’une centaine d’étudiants et à pouvoir améliorer les aménagements matériels de leur école. En 2006 ils ont accepté une offre de l’Illinois Institute of Technology de déménager à Chicago et de louer une partie d’un des bâtiments de IIT. Shimer gardait son identité et son autonomie absolue, et cette nouvelle conjoncture s’est montrée bénéfique aux deux parties, en donnant à Shimer l’accès aux commodités pratiques bien plus importantes de IIT, tout en ouvrant aux étudiants de IIT l’accès aux excellents cours des art libéraux de Shimer.

Quelqu’ait été le fardeau de tous ces déménagements et crises, Shimer a gardé les mêmes méthodes éducatives et dans l’ensemble le même programme scolaire. Depuis 1950 il a poursuivi le programme de la discussion des “great books” [grandes oeuvres à portée universelle] qui avait été développé à l’Université de Chicago dans les années 30 par Robert M. Hutchins et Mortimer Adler (programme abandonné depuis longtemps à l’Université de Chicago elle-même). Trois années sur quatre sont consacrées à un tronc commun obligatoire, comprenant les lettres, les sciences humaines, les sciences naturelles, l’histoire et la philosophie, ce qui ne laisse que peu de place pour des enseignements facultatifs. Les classes sont très petites (12 étudiants au maximum). Il n’y a pas de manuels scolaires, et presque pas de conférences. Les connaissances factuelles ne sont pas négligées, mais l’accent est mis davantage sur l’apprentissage à la réflexion, à l’interrogation, à la mise à l’épreuve et à l’articulation des idées, en participant à des tables rondes sur les Classiques fondamentaux. Le rôle du professeur n’est que de faciliter la discussion en posant, de temps en temps, une question pertinente. Les étudiants sont encouragés à exprimer n’importe quel point de vue, même le moins orthodoxe, mais ils doivent pouvoir le défendre avec compétence; une simple opinion infondée ne suffit pas.

Suivant le modèle Adler-Hutchins, le programme scolaire de Shimer était d’abord exclusivement occidental. La raison en était (il faut se souvenir que cela fait plus de cinquante ans maintenant) que les classiques occidentaux n’étaient pas seulement les fondements premiers de notre culture, ils avaient aussi l’avantage d’une interaction cohérente entre eux — ils étaient parties prenantes dans ce que Hutchins a nommé “la Grande Conversation”, s’affirmant, se revisant et se critiquant dans un dialogue vaste et continu au long des siècles de la civilisation occidentale. Par contre, les grands livres du monde oriental n’avaient en ce temps-là que de bien minimes rapports avec la société moderne, et dans bien des cas ils n’étaient accessibles que par le moyen de traductions et d’interprétations peu fiables. Il y avait ainsi une certaine logique à se concentrer sur les classiques occidentaux traditionnels. Mais dans la mesure où ce dernier demi-siècle le monde tend à se rassembler, l’idée même de se limiter aux seules oeuvres occidentales paraissait de plus en plus absurde. Shimer a par conséquent revu son programme en y introduisant quelques oeuvres non occidentales et y ajoutant aussi quelques oeuvres écrites par des femmes. Mais s’il peut y avoir débat autour de l’introduction de tel ou tel auteur particulier dans le programme, personne à Shimer ne propose l’ajout de nouveaux textes uniquement pour se soumettre aux quotas “politiquement correct” et à la mode; personne non plus ne prône le rejet de documents parmi les plus cruciaux de l’histoire humaine, uniquement parce qu’ils se trouvent être l’oeuvre d’ “Européens mâles, blancs et morts.”

En tout cas, l’essentiel du programme de Shimer ne réside pas tant dans le choix de telles ou telles oeuvres étudiées, que dans la manière dont elles le sont — à savoir avec l’esprit critique et ouvert. Ce qui importe n’est pas tant que les étudiants aient absorbé des textes importants, mais qu’ils aient développé leurs propres capacités à explorer une variété de points de vue de façon rigoureuse et critique. Ceux qui ont suivi un tel programme finissent en général par devenir suffisamment aptes à rencontrer de façon fructueuse d’autres cultures et d’autres expériences de vie.

L’éducation “great books” a récemment acquis une mauvaise réputation parce que des auteurs conservateurs l’ont vanté comme antidote aux tendances modernes du multiculturalisme et de la démocratie jugée par eux excessive. Mais contrairement à ces auteurs, Adler et Hutchins ne destinaient pas seulement leur programme à une élite minoritaire. Ils pensaient que tout le monde pourrait et devrait se colleter avec les questions fondamentales traitées dans les grandes oeuvres, comme base d’une éducation qui doit se poursuivre tout au long de la vie. S’ils ont eu la naïveté d’accepter sans esprit critique la “société démocratique” occidentale, ils ont au moins sommé cette société de vivre en accord avec ses propres principes, en montrant que son bon fonctionnement exige la participation de citoyens informés et critiques, et en relevant que ce qui de nos jours fait figure d’éducation est très loin de permettre la réalisation de cette ambition.

Ce qui nous mène à la question: quel but Lindsay et ses alliés dans le Conseil d’université poursuivaient-ils? Pendant toute l’affaire, ils ont nié avoir des intentions politiques cachées; se drapant dans l’innocence outragée, ils ont prétendu ne vouloir qu’élaguer quelques branches mortes et assurer à Shimer une base financière plus solide. Malheureusement pour eux, certains de leurs collègues n’ont pas aussi été discrets. Une adepte d’Ayn Rand [romancier ultra-libéral], dans son enthousiasme d’avoir été amenée à Shimer par Lindsay pour y dispenser un cours sur “la moralité du capitalisme”, a décrit ainsi Shimer sur le site d’extrême-droite Campus Reform:

Fondée en 1853, l’école a connu récemment un changement d’administration favorable aux principes de l’économie de marché et aux valeurs occidentales. Avec cette nouvelle administration, est arrivé un nouveau cahier de charges prenant une position claire sur les principes de libre investigation et de gouvernement limité.

[On m’informe que cette description a été écrite par quelqu’un d’autre, “basée sur un communiqué de presse envoyé par quelqu’un de l’intérieur de l’école”. Si c’est le cas, c’est encore plus scandaleux. KK]

Ailleurs, elle a exprimé son enthousiasme sur une éventuelle collaboration de plus en plus étroite entre Shimer et son propre projet, “The College of the United States”:

D’après ce que j’anticipe comme étant un essai couronné de succès avec ce cours, nous avons l’intention d’étendre nos relations et de développer un institut qui intégrera notre College à l’intérieur de Shimer. Ainsi nous progresserons dans notre but de promouvoir le College of the United States comme établissement universitaire accrédité de haute tenue (...) qui offrira un programme apte à démontrer les vertus de la culture occidentale, du capitalisme et du marché.

L’idée semble avoir été de fusionner ce soi-disant College randien avec Shimer de sorte que celui-ci soit sournoisement transformé en une institution plus à droite mais qui aurait bénéficié du prestige académique de Shimer. Ou bien, si cela n’avait pas marché (et c’est presque sûr que cela ne l’aurait pas marché), de détruire Shimer tout simplement en tant qu’institution en fonction (par l’intention avouée de Lindsay de virer les professeurs peu coopératifs et de dire aux étudiants mécontents qu’ils peuvent aller ailleurs), ce qui laisserait les nouveaux propriétaires en possession de l’accréditation de Shimer. (Il s’avère que celle-là vaut plusieurs millions de dollars, parce que le fait d’obtenir l’accréditation à partir de zéro est un processus long et cher.)

On pourrait écarter ce scénario prévu par cette adepte d’Ayn Rand comme n’étant que fantasme personnel, mais il est évident qu’une OPA était en oeuvre. S’il fallait encore démontrer que les intentions des partisans de Lindsay étaient sciemment hostiles, il suffirait de noter que la quasi-totalité d’entre eux (il y a eu peut-être une ou deux exceptions) ont continué à voter pour Lindsay à un moment où toute la communauté shimerienne s’opposait à lui profondément et presque unanimement et qu’il était ainsi devenu évident à tout le monde qu’une victoire de Lindsay signifierait la destruction de Shimer. Lindsay et ses partisans étaient apparemment tout à fait prêts à accepter une telle destruction à condition ils puissent en retirer la carcasse accréditée pour y déverser le contenu de leurs idées favorites.

Cependant, il importe de noter que, fondamentalement, il ne s’agissait pas d’un conflit entre gauche et droite. Il n’y a en soi rien de radical dans le programme de Shimer, sauf dans le sens très vague et général où des gens capables d’explorer d’un oeil critique une large gamme de sources originales vont probablement se montrer plus ouverts à des perspectives diverses et ainsi moins enclins à considérer le statu quo comme allant de soi. C’est bien en soi, mais ne signifie pas forcément grand-chose. Même si les étudiants de Shimer, anciens et actuels, ont tendu probablement vers le pôle le plus radical de l’éventail politique, la faculté et l’administration ont souvent été relativement conservatrices; il y a eu toujours un bon nombre d’étudiants et d’alums conservateurs qui ont soutenu le programme shimerien et qui ont été heureux d’y contribuer sans conditions; et certains d’entre eux ont été parmi les premiers à s’élever contre les menées de Lindsay.

En tout cas, le programme shimerien a beau être hors du commun, Shimer reste une institution accréditée officiellement, avec tous les compromis et toutes les contraintes matérielles que cela implique. (Sur les limites et les contradictions inévitables de l’éducation institutionnelle dans la société actuelle, voir la brochure situationniste devenue classique De la misère en milieu étudiant. Même si Shimer se distingue à certains égards du système éducatif dominant dénoncé dans ce texte, les étudiants de Shimer devraient se demander auxquelles de ses critiques ils ne sauraient échapper.)

Au cours de cette lutte, il y a eu des débats sur le ton à adopter et la stratégie, certains recommandant la prudence et la retenue, d’autres envisageant des actions directes plus radicales. Le 25 janvier un membre de la faculté écrivit au président du Conseil d’université:

Je crois que vous comprenez que Shimer est à deux doigts d’une guerre civile. Peut-être ignorez-vous que des plans se mettent sur pied pour s’adresser aux medias, pour intenter des actions, des grèves, encourager la syndicalisation, et des manifestations étudiantes. Demain, une section des Students for a Democratic Society (organisation notoire dans les années 60, quoique maintenant plus retenue) va être lancée à Shimer. Au moins 27 étudiants ont l’intention d’assister au meeting, et la plus grande partie de l’ordre du jour s’oriente vers des discussions autour d’actions directes.

Les étudiants ont finalement suspendu la plupart de telles actions directes, acceptant les supplications chuchotées par certains professeurs et membres sympathiques du Conseil pour qu’ils maintiennent un comportement “respectueux”, “responsable” et “non conflictuel”, afin de ne pas effrayer les quelques votes décisifs du Conseil qu’ils essayaient de gagner à leur cause. Cependant, les dernières semaines bien des gens se sont montrés plus agressifs, dans le ton sinon dans la tactique, en utilisant blogs et autres forums internet pour débattre de la question en un langage moins retenu — y compris avec l’établissement d’une pétition internet demandant la démission de Lindsay. Devant le nombre de signatures grandissant sans cesse de cette pétition, les gens, de plus en plus nombreux se sentirent encouragés à s’exprimer de plus en plus fortement. La dynamique créée par ces manifestations d’indignation a sans aucun doute contribué à entraîner la suite rapide de résolutions unanimes de censure, par la faculté (13 avril), le conseil de l’association des alums (16 avril) et l’Assemblée (18 avril), lesquelles ont à leur tour mené à la victoire finale. Bien que cette victoire ait été obtenue sans le recours à des actions directes, la menace implicite de telles tactiques a probablement joué un rôle dans la décision ultime.

Cette affaire a eu deux effets notables. Le premier et le plus évident est que Shimer a réussi à se débarrasser de Lindsay. Il est assez rare qu’on vire le président d’une université, mais il est presque inouï que cela soit le résultat d’un processus ouvert et démocratique impliquant toute une communauté scolaire. Dans ce sens, les shimeriens ont remporté une victoire significative qui pourrait bien inspirer d’autres luttes ailleurs, même si des observateurs superficiels l’écartent avec mépris comme une simple tempête dans un verre d’eau en raison de sa petite dimension et de sa relative obscurité.

Deuxièmement, et en fin de compte, c’est peut-être le plus important, les étudiants ont vécu une expérience qui pourra s’avérer plus profonde et plus durable que tout ce qu’ils ont pu apprendre au cours de leur scolarité à Shimer. Au 24 février, quand l’issue était encore bien incertaine, un des professeurs (qui dirige actuellement un programme shimerien en Haïti) écrivit aux étudiants:

Je vous admire plus que vous ne pouvez l’imaginer. (...) Je ne sais pas plus qu’un autre comment tout cela va finir. Mais une chose dont je suis sûr, c’est que le temps que vous consacrez, l’énergie, la reflexion et la solidarité dont vous faites preuve dans cette lutte ne peuvent que porter des fruits. Quoi qu’il arrive avec Shimer dans les années à venir, vous serez tous plus grands que maintenant, plus grands de cette expérience d’avoir lutté dans un beau combat.

Nombre de participants avaient déjà été frappés par le remarquable sens de la communauté qui s’est développé parmi ces centaines de gens, gens venus d’horizons et de points de vue très divers, dont les connexions avec Shimer s’étendaient sur six décennies, mais qui se sont rassemblés autour d’une préoccupation partagée. Voilà un exemple modeste d’un phénomène courant dans bien des luttes sociales. Quand la consommation passive et l’isolement font place à la communication et la participation actives, les gens regardent autour d’eux et sont stupéfaits de constater à quel point ils sont devenus plus vivants et créatifs. Dans le processus même d’essayer de changer quelque chose dans le monde, ils se trouvent eux-mêmes transformés.

Une situation radicale est un reveil collectif. (...) L’important n’est pas le nombre, mais le débat public et la participation de tous, tendant à dépasser toute limite. (...) Dans de telles situations, les gens s’ouvrent à de nouvelles perspectives, remettent en question leurs opinions, et commencent à y voir clair dans les escroqueries habituelles. Il arrive tous les jours que quelques personnes vivent des expériences qui les amènent à mettre en question le sens de leur vie. Mais dans une situation radicale, presque tout le monde le fait au même moment. (...) Les gens apprennent plus de choses sur la société en une semaine que pendant des années passées à étudier les “sciences sociales” à l’université ou à se faire endoctriner par des campagnes à répétition de “sensibilisation” progressiste. (...) Les situations radicales sont ces moments rares où le changement qualitatif devient vraiment possible. Bien loin d’être anormales, elles laissent voir à quel point nous sommes, la plupart du temps, anormalement refoulés. À la lumière de celles-ci, notre vie “normale” ressemble au somnambulisme. [La Joie de la Révolution]

Dans de telles situations, les enjeux politiques visibles sont parfois moins importantes que ces expériences nouvelles pour les participants, qui brisent leur conditionnement habituel et leur font goûter à la communauté réelle. Un des participants du Free Speech Movement de 1964 à Berkeley a estimé qu’en l’espace de quelques mois il est parvenu à connaître, ne fût-ce que vaguement, deux ou trois mille personnes; et cela dans une université qui était connue pour avoir “transformé les gens en numéros”. Un autre participant a écrit d’une manière émouvante: “Affrontant une institution apparemment destinée à nous dépersonnaliser et à entraver la communication entre nous, une institution qui manquait d’humanité, de grâce et de sensibilité, nous avons trouvé, en nous épanouissant, la présence dont nous déplorions au fond l’absence.”

À la différence des étudiants de Berkeley, la plupart des étudiants de Shimer ne considèrent probablement pas leur école comme une institution qui leur soit étrangère. Ils ont lutté à côté de leurs professeurs et la plupart du personnel administratif pour défendre leur école contre une invasion extérieure. Mais dans les deux cas, une entité étrangère a engendré une réaction positive et créative qui a complètement dépassé le conflit originel. Comme l’a exprimé d’une façon plaisante une alum sur Facebook:

Cher Thomas Lindsay, merci pour m’avoir donné l’occasion de faire la connaissance de tant de shimeriens merveilleux d’avant et après mon temps. Maintenant, veuillez nous quitter.

Il reste à voir ce que ces shimeriens nouvellement unis vont faire de leur enthousiasme et leur camaraderie nouvelle. Vont-ils se contenter de revenir au statu quo ante? Ou bien cette crise et son déploiement public seront-ils pour eux l’occasion de s’attaquer à des questions plus cruciales et plus profondes? L’euphorie retombée, il faudra bien continuer à se coltiner tous les problèmes graves de la société actuelle, problèmes qui ne disparaîtront pas simplement parce que quelques personnes dans une petite école sont capables d’analyser des textes importants avec une lucidité un peu plus grande que l’ordinaire. En fin de compte, il leur faudra savoir comment aborder ces problèmes, avec ou sans Shimer. Nous verrons si de leur fameuse éducation “grandes oeuvres” naîtront des idées d’une grandeur égale aptes à cette tâche.

KEN KNABB (promotion 1966)

 


Version française de A Little College Scores a Big Victory. Traduite de l’américain par Ken Knabb et Hélène Fleury. Se rapporter à l’original de ce texte pour voir l’appendice (pas traduit) et des liens aux sites et aux documents pertinents.

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